"Sa vie s’est teintée d’une certaine extravagance", aurait pu écrire James Joyce au sujet de Jim Harrison. L’auteur des Légendes d’automne s’est contenté, quant à lui, de définir son parcours en deux mots, néanmoins synonymes : En marge. Deux mots essentiels puisqu’ils lui ont donné le titre de ses mémoires. Marginal, il aurait pu, cependant, ne jamais le devenir. Issu d’un milieu modeste, il a hérité de son enfance un amour du travail bien fait, une ponctualité à toute épreuve, un respect intangible pour la famille et une manie qui l’exhorte quotidiennement à se plonger dans les Saintes Écritures. Heureusement pour son destin d’homme de plume, tous ces stigmates d’une tradition calviniste ont été accompagnés par une passion, elle aussi atavique : la littérature.

Dès lors, comment peut-on, avec toutes ces dispositions et une carrière d’écrivain couronnée de succès, se placer "en marge" ? La réponse provient, bien évidemment, des 466 pages, plus que plaisantes, qui résument une soixantaine d’années d’existence. Jim Harrison ouvre ici les portes de son univers intérieur. Il ne se ménage pas en se remémorant ses blessures, ses vices les plus inavouables ou ses nombreux flirts parfois poussés avec les hôpitaux psychiatriques. Les mauvaises langues diront que ce récit n’a rien d’original, que, bien avant Joyce, l’inévitable mise en quarantaine de l’artiste avait déjà été prônée par des esprits éminents. Mais, sans parler du cadeau que Big Jim offre à ses lecteurs, cet ouvrage est réjouissant à une époque où certains "romanciers" alourdissent les étagères des bibliothèques avec leurs listes de courses ou leurs ébats sexuels sacralisés.

Réjouissant, il l’est également au niveau du style. Bien sûr, le rythme et la musicalité de la phrase perdent de leur substance dans la version française. Cette carence est compensée par un univers dense où la chasse côtoie la gastronomie, les plaisirs procurés par l’observation de la nature ou le récit de ses nombreuses pérégrinations. Ces tableaux raffinés et sensuels sont corsés d’une pincée d’humour d’autant plus percutant qu’il provient d’un homme profondément humble. Enfin, il assaisonne tout cela de ses références littéraires riches et profondes qui vont de Joyce, Dostoïevski, Rimbaud, Faulkner, Rilke ou Borges jusqu’aux autochtones américains. Avec cette culture abondante, son respect du lecteur incarné par la volonté évidente d’élever les esprits, Harrison aurait pu, en d’autres temps, être qualifié d’honnête homme. C’est sans doute ça être "en marge", aujourd’hui.