L’insoumise
Le 25 mai 2016
Tordu, drôle, choquant, réjouissant... Elle signe le retour d’un Verhoeven plus que jamais passé maître dans l’art de déranger. Mais plus que vers la provocation, cette satire sociale ambiguë bascule en cours de route sur un axe cosmique et universel. Une composition d’une grande maîtrise.
- Réalisateur : Paul Verhoeven
- Acteurs : Isabelle Huppert, Charles Berling, Judith Magre, Anne Consigny, Vimala Pons, Jonas Bloquet, Virginie Efira, Laurent Lafitte, Christian Berkel
- Genre : Drame, Thriller
- Nationalité : Néerlandais
- Distributeur : SBS Distribution
- Durée : 2h10mn
- Date télé : 16 mai 2022 20:50
- Chaîne : Arte
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans
- Date de sortie : 25 mai 2016
- Festival : Festival de Cannes 2016
Résumé : Michèle fait partie de ces femmes que rien ne semble atteindre. À la tête d’une grande entreprise de jeux vidéo, elle gère ses affaires comme sa vie sentimentale : d’une main de fer. Sa vie bascule lorsqu’elle est agressée chez elle par un mystérieux inconnu. Inébranlable, Michèle se met à le traquer en retour. Un jeu étrange s’installe alors entre eux. Un jeu qui, à tout instant, peut dégénérer
Critique : Dix ans - une éternité - que l’on n’avait pas croisé l’insoumis Paul Verhoeven, lui dont le précédent film distribué en salles, Black Book, signait le retour aux Pays-Bas, sa terre natale. Fatigué de subvertir Hollywood, ses mythes et ses utopies, le papa de Robocop renaît encore une fois avec Elle. Et bonne nouvelle : les concessions lui sont toujours aussi impensables dans cette production sous bannière française. Mené tambour battant par Isabelle Huppert, le film est une adaptation d’un roman de Philippe Djian, Oh... (Prix Interallié 2012). Œuvre tranchante à tel point raccordée au style de Verhoeven qu’elle laissait craindre la superficialité, du moins la tautologie. Fort heureusement, la rencontre entre le Néerlandais et Huppert fait vite oublier ces quelques réserves : la corrélation du duo est celle d’un artiste et de sa muse. D’autre part, le parfum de scandale et le dynamitage de la bonne conscience ne sont pas les seuls points de convergence d’Elle. Car Verhoeven, lassé d’offrir comme il le fait souvent à ses spectateurs de quoi exorciser leur amoralité refoulée, explore cette fois d’autres territoires infiniment plus vertigineux. D’où une structure polymorphe complexe.
- Copyright SBS Distribution
Tout à la fois thriller, drame social que comédie grotesque, Elle est le récit d’une double transmutation fracassante : celle du cinéma de Verhoeven, puis celle d’Isabelle Huppert. Le "Hollandais violent" trouve en l’actrice le porte-étendard absolu de sa provocation. Une association fructueuse à laquelle il fallait s’attendre, mais qui atteint des sommets d’inventivité étourdissants, dentelés d’ambigüité et d’inconfort. Réduire cependant Elle à une simple hybridation synthétique des précédentes fulgurances du cinéaste ne serait pas lui faire honneur. L’Éros et le Thanatos, composantes séminales de Verhoeven, servent toujours à sonder une question plus tortueuse - ici les relents de la vieille bourgeoisie française : même si ses petites manies transgressives continuent d’imprégner le moindre plan et la moindre tournure de phrase. Mais une transfiguration plus implacable a lieu cette fois, comme si le réalisateur s’égayait de sa propre mythologie, déconstruisant son système de pensée jusqu’à l’absurde.
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Michelle - la Elle du titre - est une dirigeante de société de jeux vidéo, espace professionnel connu pour sa misogynie crasse. Cette femme caractérise à elle seule de façon assez fantasque à toutes les attributions les plus formatées de la féminité : mère d’un garçon à la petite amie tyrannique, elle est séparée d’un écrivain raté, l’amante du compagnon de sa meilleure amie et associée, mais aussi la fille d’un tueur en série sur le point de trépasser derrière les barreaux. Sa mère, nymphomane notoire, n’accepte quant à elle pas de faner. Un jour qu’elle se trouve seule chez elle, Michelle est agressée puis violée par un homme à cagoule noire - la scène est foudroyante et impitoyable. Elle reprend conscience allongée dans les débris de verre de la porte, caresse son chat - personnage clé et presque magique d’Elle - puis prend un bain, mais choisit résolument et en silence de continuer sa vie comme si de rien n’était. Ces tâches de sang rouges écarlates qui tranchent à la surface avec la mousse blanche du bain, seul témoignage de son sexe meurtri, seront l’unique cri d’alarme allégorique de cette femme a priori inébranlable. Alors que l’on pourrait imaginer Michelle devenir dès lors l’héroïne d’un thriller Cluedo où l’entourage serait petit à petit passé au crible par celle-ci, Verhoeven en décide autrement. "Elle" ne sera pas la protagoniste tétanisée dans l’attente infinie et angoissée d’une possible récidive, mais fera au contraire tout pour inverser les rôles. Où la chassée devient chasseresse.
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Plutôt que de percevoir en ces viols répétés un possible plaisir tordu de la part de Michelle, il s’avère nécessaire de déplacer le curseur. Cette femme au demeurant insubmersible souffre intérieurement, bien que Verhoeven choisisse de passer outre la psychologie pour ne s’en tenir qu’à son combat. C’est la virulence et le caractère insoutenable des outrages sexuels qui pousse Michelle à se détacher d’elle-même et à ne plus se focaliser que sur sa vengeance. "Elle", cette autre en elle lui permettant de faire abstraction de ce cauchemar, va agir comme un réceptacle. Comme si les atrocités vécues glissaient vers un inconscient passif actif. Dans cette configuration, Michelle va ainsi passer de victime à prédateur. Comme les mantes religieuses de Spetters, Basic Instinct et autres Showgirls, elle reprend peu à peu le contrôle, dans une recherche de pouvoir symbolique assez stupéfiante. Qu’importent finalement pour elle les affres de la violence sexuelle : la souffrance n’est plus qu’un lointain souvenir, dès lors qu’il est question de domination. Sans doute la posture royale et mutique de son chat, seul témoin insensible des viols, aura-t-il insufflé à Michelle cette dynamique prédatrice. À noter que Verhoeven multiplie les allégories à ce niveau, notamment lorsque le félin profite de l’état d’inconscience d’un moineau pour l’éventrer.
Réduits à l’état d’objets inertes et émasculés, les hommes ne représentent bientôt plus pour Michelle que des cosses tributaires de sa toute-puissance - voir la scène de l’orgasme dans la cave se poursuivant longtemps après l’éjaculation de l’oppresseur. Il faudrait décidément être aveugle pour continuer à dénoncer une quelconque complaisance sexiste chez Verhoeven. À mesure que Michelle achève sa mutation - que seule Isabelle Huppert était à même de retranscrire - et reprend le contrôle sur son environnement social, le cinéaste passe d’une dynamique glaciale et sardonique à de la fable pure. Deux transformations viennent alors de s’achever : celle de Michelle et du réalisateur, passé pour l’une de victime à reine inflexible des hommes, pour l’autre de chantre d’un monde inhumain à logisticien de la métamorphose. Quelque chose d’infiniment vivant, de presque biologique, ressort de cette vision du sang et des sécrétions conjuguées de la sorte, à l’instar des pendus de La Chair et le sang. Usant du rire, de la peur, du mauvais goût - voir les scènes de jeu vidéo désopilantes - et de la honte comme d’un matériau malléable à l’infini, cette nouvelle satire sociale de Verhoeven prend une tournure presque cosmique. Nous attendions cela depuis fort longtemps.
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Fred 13 janvier 2017
Elle - Paul Verhoeven - critique
Dérangeant