Le 11 décembre 2020
- Scénariste : Tobias Tycho Schalken>
- Dessinateur : Tobias Tycho Schalken
- Editeur : Frémok
- Famille : Roman graphique
- Date de sortie : 13 février 2020
- Plus d'informations : http://www.fremok.org/site.php?type...
Un recueil d’œuvres hétéroclites qui composent un livre fascinant.
Résumé : Cet album débute par des gardes sublimes, une peinture présentant quelques femmes et hommes debout, immobiles, disséminés dans un paysage désertique, tournant le dos au lecteur, le corps orienté vers quelque évènement ou vision hypnotique qui se dérobe au regard. La double page d’après (outre les pages de titre) propose un gaufrier dans lequel des paysages se succèdent et, au milieu des cases, s’inscrit dans un récitatif rond, une profession de foi réalisée par un être que l’on imagine divin. Suivent ensuite une quinzaine de pages de bande dessinée qui montrent les déambulations silencieuses d’un homme et son chien parcourant un monde désolé où la nature reprend ses droits et recouvre le béton défoncé. Différentes œuvres se succèdent ainsi et, bien qu’autonomes, se lient et se lisent dans une communauté de sensations.
Cet ouvrage n’a nul autre pareil. Présentant tour à tour des bandes dessinées, des peintures, des sculptures et des œuvres photographiques réalisées par Tobias Tycho Schalken, il ne constitue pas un catalogue rétrospectif de l’artiste mais élabore une expérience de lecture où compte moins l’adhérence fictionnelle des récits entre eux que l’élaboration plurielle d’un sentiment fort, d’une impression tenace qui finit par imprégner le regard que nous portons sur chaque œuvre proposée dans l’album. Démarrant par une thématique d’apocalypse où les peintures et la bande dessinée reprennent des motifs communs, l’album dévie vers des paysages étranges et sculptures intrigantes, provenant possiblement de mondes imaginaires ou situations dystopiques, pour revenir à un récit dessiné qui s’apparente à un souvenir de vacances mais, alors que le texte décrit des personnages et situations animées, l’image, de son coté, représente des lieux vidés de présence humaine. Et ainsi de suite le long de l’album. Certaines créations ne sont pas originales, et nous avons déjà pu les apercevoir durant le long entretien qui concluait l’album Balthazar (La Cerise, 2012), tandis que le premier récit de bande dessinée a été publié dans la quatrième livraison de la revue Clafoutis (La cerise, 2010). Ainsi, ces différentes productions n’ont pas toutes été spécialement conçues pour l’album, mais leur association dessine une très belle cohérence, la possibilité de solutions de continuité fertiles, de liaisons visuelles ou d’échos thématiques qui relancent sans cesse le regard et l’esprit.
Tobias Tycho Schalken - Frémok
Plus qu’une porosité des frontières artistiques qui s’opère, c’est une dissolution de ces distinctions qui survient. Les planches de bande dessinée, les sculptures, les installations et les peintures ne sont pas identifiées ni renseignées, toutes les informations extra-textuelles étant reléguées à la dernière double page de l’album (les bandes dessinées sont introduites par des titres mais suffisamment vaporeux pour ne pas orienter l’interprétation des planches et continuer de creuser le mystère) : toutes les œuvres apparaissent au même niveau, dans un même chaos organisé, une même élégance de présentation. Cette absence de nivellement et de contextualisation participe d’un dialogue des pages entre elles et à l’adhérence d’une même énigme : l’intellect n’est plus ramené à la normalisation du regard par la présentation des conditions de création et/ou d’exposition des œuvres, mais se trouve sans cesse relancé par les liens sensibles qui se créent entre elles. Ainsi, ne compte plus tant leur matérialité propre, leur hic et nunc benjaminien, que leur mise en relation, leur immanence procédant désormais de leur solidarisation au sein de l’espace imprimé.
Le sensible se renouvelle au contact de chaque nouvelle possibilité pour creuser l’émotion qui se renforce à chaque page. L’idée de désolation s’initie progressivement, désolation de la terre imbriquée dans un désastre annoncé, désolations personnelles, intimes, nées de conflits familiaux ou plus intimes, et désolations de l’entendement. Ces images amènent aussi vers une idée de la solitude, de l’introspection, qui se distingue du désespoir ou du deuil pour prendre davantage la forme d’une mélancolie, d’un retour sur soi, dans la contemplation de l’autre, dans l’incompréhension de l’autre, dans la confrontation avec l’environnement sauvage ou humain. Ces divers sentiments qui apparaissent, s’interrogent et s’affirment, confèrent à ce livre hétérogène, à cette lecture fragmentaire une étonnante harmonie.
Tobias Tycho Schalken - Frémok
S’il entend travailler davantage sur la sensation que sur la fiction, Tobias Tycho Schalken le fait par la figuration, par le recours à des situations décalées, des récits rompus, interrompus et mystérieux, mais n’envisage jamais la pure matérialité, l’abstraction des formes qui, par leurs seuls rythmes et chocs chromatiques traduisent des émotions. L’artiste met en scène ses personnages, les introduit (et le lecteur en même temps) dans des environnements et incidents fantasmatiques qui composent des visions surnaturelles, des mirages opaques dont l’énigme visuelle interpelle le spectateur. L’auteur élabore des atmosphères surréalismes moins grandiloquentes que le mouvement pouvait en proposer à ses débuts, plus subtiles, plus étrangement inquiétantes, et se fond ainsi dans une tendance de l’art contemporain (particulièrement dans le domaine de la peinture) à revenir vers la figuration à travers ce genre de mises en scène déconcertantes.
El Dorado exige de la part du lecteur une participation active dans l’appréhension des pages qui s’offrent à lui : il n’est plus dans une position où il attend de recevoir une histoire simple livrée sur un plateau, mais doit s’impliquer dans la lecture, opérer des liens entre les œuvres, non pas interpréter les histoires mais percevoir les échos qui se créent entre elles. Cette entreprise n’est pas aussi périlleuse qu’il pourrait n’y paraitre : il suffit d’adopter une modalité de lecture différente, qui ne se repaisse pas d’un scénario bien ficelé mais de l’atmosphère qui se dégage des pages de l’album, et sonder à peine plus profondément dans les histoires pour ne pas en retenir tant les péripéties que les sensations qui s’en exhalent, le mouvement interne qui remue, l’agitation dans l’obscurité. Ainsi, Tobias Tycho Schalken organise une lecture intense, particulièrement riche et inépuisable, magnifiée par un travail éditorial remarquable qui fait de se livre un véritable objet en soit, l’écrin d’une expérience saisissante.
232 pages - 34 €
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