Le 14 mars 2023
Le chef-d’œuvre de Carlos Saura, et son plus gros succès, est un troublant film sur l’enfance, dont le pouvoir de fascination ne s’est pas évanoui.


- Réalisateur : Carlos Saura
- Acteurs : Hector Alterio, Ana Torrent, Geraldine Chaplin, Germán Cobos, Mónica Randall, Florinda Chico, Mirta Miller
- Genre : Drame
- Nationalité : Espagnol
- Distributeur : Tamasa Distribution
- Editeur vidéo : Carlotta Films
- Durée : 1h49mn
- Date télé : 30 décembre 2023 20:50
- Chaîne : Ciné+ Classic
- Reprise: 15 mars 2023
- Date de sortie : 16 juin 1976
- Festival : Festival de Cannes 1976

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Résumé : Durant les dernières années du franquisme, Ana, une fillette de neuf ans, vit avec ses deux sœurs et sa tante. Dans ce milieu étriqué, Ana étouffe. Enfant taciturne, insomniaque et douée d’une imagination féconde, elle vit toujours à l’ombre du décès prématuré de sa mère et est persuadée qu’elle possède un pouvoir maléfique au point de se croire responsable de la mort de son père.
Critique : Dans une dictature où régnait l’ordre moral, Carlos Saura, que l’on peut associer aux nouvelles vagues européennes, avait dû utiliser des métaphores et des symboles pour critiquer la société espagnole, son patriarcat, son armée corrompue et de son Église complice du pouvoir. De La chasse (1966) à La cousine Angélique (1974) en passant par Anna et les loups (1973), le cinéaste a ainsi ciselé de véritables perles narratives, caractérisées par un montage rigoureux et un sens de l’onirisme. Tourné au début de l’agonie de Franco, Cría cuervos marque l’aboutissement de sa démarche. Certes, le récit peut d’abord être perçu comme un drame individuel, celui d’une enfant écorchée, traumatisée par la disparition prématurée de sa mère, et qui s’invente un univers conforme à ses désirs, tout en étant hantée par le thème de la mort : une mort qu’elle pense avoir donné à son père, qu’elle proposera à sa grand-mère, qu’elle souhaite à elle-même, et qu’elle attend de sa tante, via un flacon censé contenir une substance venimeuse… À ce titre, Cría cuervos est l’une des plus belles œuvres sombres sur l’enfance, dépassant le surestimé Jeux interdits.
- © Tamasa Distribution
Et Saura a déclaré à ce propos : « Je n’ai jamais cru au prétendu paradis de l’enfance ; je crois, au contraire, que l’enfance constitue une étape durant laquelle la terreur nocturne, la peur de l’inconnu, le sentiment d’incommunicabilité, la solitude sont présents au même titre que cette joie de vivre et cette curiosité dont parlent tant les pédagogues. Ana, l’héroïne de mon film, est évidemment sensible et particulièrement réceptive ; face à l’agression du monde des adultes, elle s’est fabriqué un univers personnel à part où seuls trouvent place les êtres conformes à ce qu’elle attend d’eux. Dans cet univers, la réalité englobe des souvenirs qui ont la présence de l’actualité, des désirs et des hallucinations qui se confondent avec le quotidien. ». En même temps, l’œuvre peut être lue comme une allégorie sur la fin d’un régime. Le père, ancien officier qui combattit la République pendant la guerre civile, avant de servir sur le front de l’Est, est bien à l’image du Caudillo, dont seule la mort put déclencher le processus démocratique en Espagne. La mère, artiste délaissée et trompée par son époux, est un symbole de la République anéantie et des libertés publiques bafouées. Les trois fillettes prenant le chemin de l’école le jour de la rentrée incarnent l’espoir d’un monde nouveau, mais qui garde des séquelles du passé totalitaire…
- © Tamasa Distribution
Cría cuervos bénéficie d’une mise en scène de haut niveau, dès le premier plan, long panoramique sur un salon cossu, où la petite fille constate le décès de son père… Alternant non-dits et séquences explicatives, le film bénéficie par ailleurs d’une distribution brillante. On citera en particulier les trois interprètes féminines principales : Ana Torrent, en enfant à la fois introvertie et imaginative ; Mónica Randall, qui incarne le personnage plus complexe qu’il n’y paraît de la tante ; et Geraldine Chaplin, dans le double rôle de la mère fantasmée et d’Ana adulte. Cría cuervos remporta le Grand Prix du Jury au Festival 1976, et connut un grand succès en salle, auquel ne fut pas étranger le tube Porque te vas, leitmotiv fredonné par la voie enfantine de la chanteuse Jeanette.