Le 16 juin 2019
La dernière couverture de Charlie Hebdo divise l’opinion. Mais si l’on dépasse les enjeux de la querelle (dessin sexiste/non sexiste ?), on constate que la seule question valable est celle qu’on aborde le moins : cette une est-elle drôle ?
Avis : Un sexe féminin dessiné en gros plan, un minuscule ballon de foot qui sort de l’entrejambes, à moins qu’il ne s’y soit logé, ce qui n’induit pas la même lecture (dans le premier cas, l’accouchement, dans le deuxième cas, disons, une cible atteinte, un but marqué). Le tout accompagné d’une légende : "on va en bouffer pendant un mois". Et résultat des opérations : rien. D’abord, aucune réaction. Ni chaud, ni froid. Indifférence. Pas vraiment enclin à trouver la couverture sexiste, pas non plus disposé à la trouver féministe, parce qu’en fait, on anticipe déjà l’après-caricature, la polémique amplifiée par les réseaux sociaux. On connaît l’histoire, on sait d’avance que les termes du débat vont encore porter sur l’ADN du journal satirique, à l’aune de la tragédie vécue : provocateur ou pas, ligne jaune franchie ou ligne blanche respectée.
La configuration de la polémique, d’une prévisibilité ennuyeuse, rappelle chacun à son poste de combat, avec les mêmes munitions : les défenseurs de Charlie Hebdo ne cessent d’invoquer la liberté d’expression, ce qui revient à soutenir la nécessité de l’eau sur notre planète. Les détracteurs se déchaînent en trouvant le dessin dégueulasse, graphiquement moche, essentialiste. Bref, il n’est plus possible, à ce niveau de tension où chaque camp sera clivé et comptera autant de membres ou d’ennemis qu’il y aura de dessins produits, il n’est plus possible de se poser la simple et seule question qui vaille, à laquelle nulle réponse ne constitue une issue définitive. Mais quand même. Est-ce que c’est drôle ou pas ? D’une drôlerie déliée de toute conclusion pédagogique ou d’intentions morales. D’une drôlerie auto-référentielle qui n’aurait rien à justifier et renverrait tout le monde dos à dos, pour délimiter un espace de liberté que le journal ne possède plus, maintenant que, disséqué selon les coordonnées du charlisme ou de l’anti-charlisme, il a perdu son irresponsabilité matricielle (d’ailleurs, le slogan "journal irresponsable" n’apparaît plus comme autrefois, n’est plus brandi par l’équipe).
Alors voilà, on est triste pour ce petit dessin qui n’a plus rien d’innocent, puisque de lui s’infèrent toutes les réactions admiratives, outrées, louangeuses, indignées et que ces débats aux figures attendues ont le goût amer d’une défaite : avant le 7 janvier 2015, on pouvait rire naïvement des dessins de Charlie, ce journal de copains et de copines que Luz comparait à un fanzine rigolo -encore qu’avec Philippe Val et Caroline Fourest, on était à des kilomètres de la joyeuse gaudriole initiée par Choron et Cavanna, dès Hara-Kiri-. Aujourd’hui, les gens qui trouvent drôle Charlie Hebdo l’investissent d’une mission quasi scolaire (en d’autres périodes, on a connu des zélateurs moins pédagogues), tandis que les autres continuent de l’invectiver, en le traitant de dégueulasse. Surchargés de projections symboliques, les dessins meurent à petit feu. Après tout, on pourra dire que ce n’est pas de leur faute. Simplement, l’époque a changé, comme le chantait Tryo.
On est très content que Raphaël Enthoven fasse l’éloge de la bande à Riss, sur un mode professoral. Mais l’on ne rit plus beaucoup en découvrant les unes de l’hebdomadaire, de moins en moins inspirées, à mesure que Charlie Hebdo est devenu un étendard ou un épouvantail et que ses rédacteurs vivent depuis quatre ans avec cette idée et beaucoup d’angoisses. Comment pouvait-il en être autrement ? Lesté de fantômes inoubliables, le journal tente l’impossible : marcher sur un pont qui a sauté (on emprunte l’image à Philippe Lançon), tenter de maintenir l’illusion, imiter les dessins des morts. Mais tout le ramène à l’injonction du rire de résistance et beaucoup de ses supporters ne réclament que cet humour, sur le mode du "tenez bon". Où est l’insouciance ? Définitivement perdue. Une bombe est tombée. Un trou est resté.
Et celui-là, alors ? Ce dessin ? Rien ne choque, mais quelque chose empêche qu’on adhère, parce qu’il n’y a pas cette évidence de la drôlerie qui le rendrait immédiatement convertible en éclat de rire : la légende -convenue- n’arrange rien, qui ne commente pas l’image. Il est entendu que Charlie n’a jamais aimé le football, ne surprendra personne en le répétant et surtout pas en utilisant un slogan aussi peu inspiré. Quant à la rencontre du ballon et d’un sexe féminin, elle est suffisamment polysémique pour que le désir de glose ne recouvre pas la réaction immédiate, suscitée par une blague franche. Ne pas se fier aux apparences : il s’agit d’un dessin éminemment didactique, lesté d’une référence culturelle -Gustave Courbet- et d’une configuration qui laisse dubitatif (que fait le ballon sur un clitoris ?). Mais si parfois le rire rencontre une situation absurde, ici rien ne nous paraît délicieusement surréaliste, semble plutôt abstrait, quoique la chair déborde presque son espace. Non, l’alliance d’un ballon et d’un sexe féminin ne satisfaît pas a priori l’intention du rire immédiat. En vérité, le concept laisse froid, parce que la relation s’avère totalement impersonnelle : la femme n’est pas identifiée, qui les représente toutes. Le ballon semble s’être logé là comme une verrue, on a envie de l’extraire. Et on n’éprouve aucun plaisir à l’envisager.
Concluons que ce dessin n’est pas aimable, n’a pas vocation à l’être. Ce serait une inflexion anthropologique. Et admettons qu’en fait sa place n’est pas sur la couverture d’un journal satirique, à qui l’on ne prête pas des intentions consensuelles, mais tout de même un minimum de velléités comiques. En vérité, sa place serait plus dans un musée. La légende voudrait encore agiter le spectre de la plaisanterie, lointain écho d’une époque révolue (celle du journal, s’entend). On l’enlèverait et on signerait : Biche, 2019.
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