La Nuit sud-coréenne
Le 10 novembre 2024
Mise en abyme débridée, Ça tourne à Séoul s’impose comme une comédie noire réalisée avec une créativité, une excentricité et une virtuosité qui vont crescendo et qui finirait en apothéose sans sa conclusion en queue de poisson.
- Réalisateur : Kim Jee-woon
- Acteurs : Jung Woo-sung, Im Soo-jung , Song Kang-ho, Oh Jung-se , Krystal Jung
- Genre : Comédie, Historique
- Nationalité : Sud-coréen
- Durée : 2h13mn
- Date télé : 10 novembre 2024 23:12
- Chaîne : Canal+ Cinéma
- Titre original : 거미집 ("Araignée") / Cobweb
- Date de sortie : 8 novembre 2023
- Festival : Festival de Cannes 2023
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Résumé : Séoul, 1970 : le réalisateur Kim souhaite refaire la fin de son film {Cobweb}. Mais les autorités de censure, les plaintes des acteurs et des producteurs ne cessent d’interférer, et un grand désordre s’installe sur le tournage. Kim doit donc surmonter ce chaos, pour achever ce qu’il pense être son chef-d’œuvre ultime…
Critique : Entré, il y a vingt-cinq ans, sur le devant de la scène cinématographique sud-coréenne avec la farce macabre The Quiet Family (1998), Kim Jee-woon, aujourd’hui quasiment sexagénaire, s’est illustré en réalisant des longs-métrages à la fois populaires et très référentiels, qui l’ont fait considéré, d’abord, comme un pasticheur de talent, puis comme un véritable cinéaste dont le style consiste à se réapproprier les codes d’un genre pour mieux les renouveler.
- Crédits photographiques : Tristan Isaac
Après avoir revisité le film fantastique avec Deux sœurs (2003), fait la synthèse entre les polars hongkongais et melvillien dans A Bittersweet Life (2005), inventé l’eastern kimchi avec Le Bon, la Brute et le Cinglé (2008) et revivifié le thriller horrifique dans J’ai rencontré le diable (2010), le réalisateur avait été quelque peu oublié en Occident, sans doute en raison de son incursion manquée à Hollywood en compagnie d’Arnold Schwarzenegger : ainsi The Age of Shadows (2016) et Ilang : La Brigade des loups (2018) n’ont pas été distribués dans les salles françaises. Il renoue néanmoins, pour sa nouvelle réalisation, à la fois avec le grand écran et le genre de la comédie dans lequel il avait fait ses débuts, mais qu’il avait délaissé dès son deuxième film, Foul King (2000).
Son dixième long-métrage, Ça tourne à Séoul !, met en scène, dans la Corée du sud des années 70, les reshoots clandestins et partant rocambolesques de la fin d’un mélodrame horrifique par un réalisateur déconsidéré par la critique, qui espère en profiter pour transformer un film d’exploitation en chef-d’œuvre : mais le wannabe, qui n’a que quarante-huit heures pour réaliser son projet, n’a construit sa carrière que dans l’ombre de son défunt mentor et doit composer tant avec sa maison de production, dirigée par la femme et la fille de ce dernier, qu’avec les autorités de censure mises en place par la présidence dictatoriale du général Park Chung-hee. Et il lui faut de surcroît faire face à des vedettes narcissiques et capricieuses, ainsi qu’à une profonde crise existentielle, qui le contraint à se gaver de calmants.
- Copyright : The Jokers
Le spectateur apprend, au détour de flash-back tragi-comiques, que ce réalisateur s’appelle Kim Ki-yeol et que le grand maître dont il fut l’assistant, nommé Shin Sang-ho et interprété par Jeong Woo-seong, un habitué des films de Kim Jee-woon, vivait son art avec une telle passion qu’il périt lors d’un tournage, refusant de l’interrompre alors qu’un incendie commençait à détruire les studios : autant d’éléments dans lesquels les cinéphiles reconnaîtront des allusions évidentes à deux figures majeures de l’âge d’or du cinéma sud-coréen, Kim Ki-young et Shin Sang-ok.
Le premier, connu également sous le surnom de Mister Monster, est un cinéaste culte en Asie, dont la légende est alimentée par l’incendie tragique qui l’emporta en compagnie de sa femme : n’est sorti de lui sur les écrans français que La Servante (1960), récit de l’insidieuse, mais terrifiante prise de pouvoir d’une domestique, comparée à une araignée, dans une famille bourgeoise ; le second était, à l’époque du film, le plus important producteur et réalisateur du Pays du matin frais, avant qu’il ne tombe en disgrâce en 1975 et ne finisse sa carrière en Corée du Nord après avoir été enlevé, avec sa femme, par Kim Jong-il. Nul besoin néanmoins de maîtriser leurs cinématographies respectives pour apprécier le long-métrage, même s’il est évident que la trame de La Servante nourrit celle du film-dans-le-film...
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Intitulé Cobweb en anglais (du nom de la production bis que tournent les personnages), initialement traduit Dans la toile à Cannes avant d’être renommé pour sa sortie au cinéma, le film a presque autant de noms alternatifs que de tiroirs narratifs. Le nouveau titre français joue sur le rapprochement avec le quelque peu oublié Ça tourne à Manhattan (1995), pourtant lauréat du Grand Prix du Festival du Cinéma américain de Deauville en 1995, qui constituait une comédie efficace doublée d’une satire au vitriol du cinéma indépendant américain.
De fait, comme le faisait Tom DiCillo, Kim Jee-woon s’amuse dans son film des clichés du monde du cinéma : la starlette de feuilleton qui joue le rôle féminin principal entretient une liaison avec son homologue masculin, au demeurant marié, tout en dissimulant sa grossesse ; un des figurants est tellement imprégné de son rôle d’enquêteur qu’il note méthodiquement tout ce qui se joue même entre les prises ; les commissaires politiques jugent la nouvelle fin contraire aux bonnes mœurs, mais sont conquis dès lors qu’ils apprennent que l’on y verra des « communistes crever longtemps à l’écran ». Et aucun des membres de la production ne semble comprendre en quoi consiste un plan-séquence, mais tous trouvent l’idée révolutionnaire.
- Copyright : The Jokers Films
Babylon de Damien Chazelle, The Fabelmans de Steven Spielberg, Empire of Light de Sam Mendes, Vers un avenir radieux de Nanni Moretti ou encore Le Livre des solutions de Michel Gondry : les films mettant en scène le tournage d’un film sont de nouveau en vogue ; dans Ça tourne à Séoul !, Kim Jee-woon adopte lui aussi le dispositif éprouvé de la mise en abyme, alternant des séquences en couleurs pour montrer le chaos du tournage, et d’autres dans un noir et blanc d’époque pour donner à voir au spectateur les scènes que tourne son réalisateur fictif dans un décor hitchcockien en total décalage avec les mimiques surjouées et les dialogues navrants des personnages.
Ce jeu de miroirs fonctionne d’autant mieux que le réalisateur raté que le long-métrage met en scène porte le même nom de famille que celui qui le réalise, Kim, et que le film-dans-le-film, un mélodrame proche du horror movie, tranche avec la tonalité comique du récit-cadre. Reposant sur une mécanique bien huilée et mis en scène avec un talent certain pour l’absurde, le huis-clos qui le complète, et qui n’est pas sans évoquer Georges Feydeau ou Billy Wilder, fonctionne également à merveille.
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Mais une bonne part de l’ironie du film repose aussi et surtout sur la mise en évidence du fossé qui sépare l’industrie du cinéma sud-coréen de cette époque, durant laquelle les réalisateurs les plus prolifiques pouvaient tourner jusqu’à dix films par an et les stars jouer dans quatre productions différentes par jour, et l’ambition d’art ainsi que le désir de postérité qui animent son protagoniste, alors même qu’il se voit contraint de transiger avec presque chacun des membres de son équipe.
Si l’histoire se déroule à Séoul en 1970, c’est pour Kim Jee-Woon, comme il l’a expliqué au Festival de Cannes en mai dernier, où était présenté son long-métrage hors compétition, une manière d’en faire un reflet de notre époque bouleversée par la profonde crise du cinéma que la pandémie a provoquée et qui a obligé les réalisateurs à improviser sans cesse pour pouvoir continuer à tourner.
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Peut-être faut-il finir par observer que le personnage de Kim, dont la burlesque imposture finirait presque par nous toucher, trouve dans l’acteur Song Kang-ho, récemment vu chez Hirokazu Kore-eda dans Les Bonnes étoiles, un interprète d’exception, capable de donner au personnage à la fois une force comique et une profondeur dramatique.
Pilier de Parasite, film récompensé par quatre Oscars et par la Palme d’or en 2019, lui-même Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes, ce comédien aux mille visages s’est imposé en vingt-cinq ans de carrière comme l’un des acteurs fétiches de Bong Joon-ho (Memories of Murder, The Host...), de Park Chan-wook (JSA, Mister et Lady Vengeance...), aussi bien que de Kim Jee-woon, chez lequel il joue depuis The Quiet Family. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce dernier l’a choisi pour camper un personnage plus autobiographique qu’ils ne semblent vouloir le reconnaître en interview.
Tous mes remerciements à Guillaume Remacle, cinéphile impénitent, et à Julien Remacle, fan ultime de Kim Jee-woon, de m’avoir permis d’assister à l’avant-première du film en présence du réalisateur.
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