Erotissimo
Le 18 avril 2022
Bien avant La Grande bouffe, Marco Ferreri développait déjà l’un de ses plus brillants discours eschatologiques : Break-up, film avant-gardiste et obsédant, interprété par Mastroianni et Catherine Spaak.
- Réalisateur : Marco Ferreri
- Acteurs : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, William Berger, Catherine Spaak, Ennio Balbo
- Genre : Comédie dramatique, Noir et blanc
- Nationalité : Italien
- Durée : 1h25mn
- Titre original : L'uomo dei cinque palloni
- Date de sortie : 27 juin 1969
- Festival : Festival de Venise 2016
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Résumé : Mario, un riche industriel, reçoit un lot de ballons. Il développe bientôt à leur égard une telle fascination qu’il glisse vers la folie.
- Copyright CC Champion / Films Condordia
Critique : Nul besoin d’en passer nécessairement par La Grande ouffe (1973) pour apprécier le discours eschatologique ultime de la filmographie de Marco Ferreri. En 1965, déjà, Break-up, érotisme et ballons rouges, œuvre aujourd’hui injustement oubliée, abordait déjà avec une délectation toute jouissive la pulsion de mort latente dissimulée sous le glacis de nos sociétés, sous les apparences de nos plaisirs petits-bourgeois. L’irréductible italien barbu, impassible devant la censure, dresse alors un portrait peu flatteur de notre monde social, démontrant jusqu’à l’absurde et par-delà toute rationalité comment chacun tente de faire croire à l’autre qu’il transcende la toute-puissance des mondes originelles. Comment chacun déjoue ses instincts primaires par son statut social ou son paraître. Mais tout ceci n’est pour Ferreri qu’un tissu de vanités : les pulsions sont immanentes et irréductibles. À la différence de La Grande bouffe, origine et fin possible du monde, le cinéaste italien concentre toute l’obsession et la frustration inhérente à la société sur un personnage central : Mario Fuggetta, interprété avec justesse par un Marcello Mastroianni halluciné. Hanté par les ballons de baudruche présents dans la prochaine campagne de publicité de sa société, ce patron d’une fabrique de chocolats va peu à peu basculer dans un monde imaginaire et fantasmatique sans retour. Où les obsessions prennent le pas sur le réel et où le mensonge du quotidien fixé par nos rituels sociaux n’a plus sa place. Tout souriait pourtant jusqu’ici à Mario. Cet industriel privé issu d’un milieu assez modeste voit son entreprise réaliser d’importants profits, tandis que se profile son mariage avec une riche héritière, Giovanna. Mais tandis qu’il décide de quitter sa fabrique plus tôt pour profiter du week-end avec sa promise, les ballons dégonflés restés dans sa poche s’apprêtent à devenir sa principale lubie. Bientôt, il s’amuse, pour plaisanter devant Giovanna, à gonfler l’un d’entre eux jusqu’à ce qu’il éclate. Comme dans Le mépris, cette désynchronisation d’une fraction de seconde a pour conséquence un véritable renversement chez Mario. Chaque seconde de son existence n’est dorénavant plus qu’une course effrénée consistant à déterminer le point de rupture exact d’un ballon de baudruche gonflé avant qu’il n’explose.
- Copyright CC Champion / Films Condordia
Comment expliquer obsession si soudaine et impérieuse chez Mario ? Inutile ici de s’en tenir à une réflexion logique, le refoulement, l’aliénation et la psychanalyse interférant sur tout systématisme. Il faut évidemment voir en cette réjouissance qu’à Ferreri à triturer la phallocratie et la figure du mâle refoulé et frustré - Mario choisit au début du film de ne pas réparer l’une des machines à piston de son usine - une condamnation contre les faux-semblants de la bourgeoisie. Dans un premier temps, la hantise qu’est le ballon de baudruche pour Mario semble renvoyer à la nostalgie d’une enfance perdue - Ferreri se joue aussi à dessein de l’analogie avec Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. L’espace d’un instant même, la symbolique n’est pas sans évoquer la poitrine chiche de sa compagne ou la grossesse future de celle-ci. Chaque fois, cette matière extensible vide et pleine à la fois matérialise un désir impossible recherchant désespérément son objet. Or, cette quête sans borne devient source d’une angoisse mortifère pour Mario précisément parce qu’il perçoit tout à coup à travers le phénomène d’éclatement du ballon comment le néant et le non-sens président à toute chose. Comment toute velléité de construction ou d’achèvement n’est que leurre et fantasme dictés par la société. En cela, Break-up, érotisme et ballons rouges a tout de la dystopie révélant les rouages cachés de la mise en scène de la vie quotidienne. À noter que Ferreri ne manque pas d’utiliser un ballon sur le point d’éclater sur lequel est inscrit Italia – difficile de faire critique plus limpide, même si quelque chose de plus universel est aussi à l’œuvre.
- Copyright CC Champion / Films Condordia
Tel Charlot obnubilé par les écrous au sortir de l’usine dans Les Temps modernes - qu’il finit d’ailleurs par halluciner parmi les boutons de robe d’une passante -, Mario tente de projeter lui aussi sa psychose du ballon de baudruche sur un nouveau fétiche. Ses cibles potentielles seront pas processus inconscients les jambes de sa fiancée, la poitrine nue d’une femme masquée chez son ami ingénieur ou encore le postérieur d’une autre endormie par l’alcool ou la drogue. Mais que ce soit à travers les statues froides et sans vie chez l’antiquaire ou parmi ces corps chauds et disponibles, Mario ne trouve aucune réponse à son extravagante équation. L’on pourrait présager à son sujet le signe d’une impuissance sexuelle, mais celui-ci consomme bien une fois son amour avec Giovanna. "De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort", écrit Georges Bataille dans "L’Érotisme". Et ce dernier de se demander : "que signifie l’érotisme des corps sinon une violation de l’être des partenaires ? Une violation qui confine à la mort, qui confine au meurtre ?" Sade n’a quant à lui pas d’autre avis sur la question lorsqu’il écrit qu’"il n’est pas de meilleur moyen pour se familiariser avec la mort que de l’allier à une idée libertine". Comme Bataille et le Marquis, c’est bien la mort que pressent Mario derrière la volupté, derrière le vernis culturel et social.
- Copyright CC Champion / Films Condordia
Dans une séquence psychédélique et colorée à laquelle nous préparait l’étrange et non moins frénétique générique - préfiguration de la folie du protagoniste -, Mario titube d’un monde à l’autre à la faveur d’une boîte de nuit pandorique. Le personnage échappe alors à la matrice fallacieuse qu’est son quotidien pour tomber dans un espace abstrait mais plus proche du réel. Où les ballons par centaines cristallisant l’abîme de son existence éclatent pour permettre entre autres à la sexualité latente de reprendre ses droits. Ferreri donne-t-il un commentaire de la révolution sexuelle en route ou se contente-t-il de philosopher ? Bouleversé par sa découverte fortuite, Mario tentera de s’y dérober sans succès. Alors qu’il cherche des victuailles et une surprise pour justifier son absence aux côtés de Giovanna (superbe Catherine Spaak), ce dernier ne perçoit plus son environnement et ses semblables que comme des jouisseurs avides. Des morceaux de viande à la commissure des lèvres, ces monstres et autres freaks hantent une sorte d’âge d’or auquel il ne pouvait jusqu’à présent se résoudre. De quoi lui remémorer les pommes du réfrigérateur entamées par dizaine par sa fiancée, aperçues plus tôt - à chacun son fétiche transitoire. Les masques tombent. Et la tragédie qui jusqu’ici se voulait comédie de prendre une ampleur inouïe - voir le terrible final avec le chien dévorant le dîner. Aujourd’hui plus qu’hier, le génie visionnaire qu’est Marco Ferreri le classe parmi les plus grands metteurs en scène italiens. Avec sa musique d’une modernité sidérante pour ne pas dire avant-gardiste et ses libertés de ton surprenantes, Break-up, érotisme et ballons rouges figure parmi les œuvres les plus importantes de son auteur.
- Copyright CC Champion / Films Condordia
Cette facilité, pour le reste, à déjouer les obsessions de la comédie italienne pour livrer un drame saisissant n’est pas un hasard toutefois : le scénariste de Break-up, érotisme et ballons rouges n’est autre que Rafael Azcona, qui collabora avec de grands auteurs espagnols comme Luis Berlanga et Carlos Saura, eux-mêmes chantres de la satire grinçante et des fantasmes sexuels.
– Mostra de Venise 2016, Venezia Classici
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