Le 14 juin 2024
Ann Warren Griffith propose une piqûre de rappel efficace contre la société ultra marchande qu’elle voit advenir dès les années 50.
- Auteur : Ann Warren Griffith
- Collection : Dyschroniques
- Editeur : le passager clandestin
- Genre : Science-fiction
- Nationalité : Américaine
- Titre original : Captive audience
- Date de sortie : 1er octobre 2021
- Plus d'informations : Site de l’éditeur
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Résumé : Marvis Boscom et son mari, Fred, vivent dans un monde où chaque produit intègre une publicité sonore qu’il est impossible de ne pas entendre. Fred a fait de leur élaboration son métier. Mais quand la mère de Marvis, férocement opposée à un tel modèle, débarque chez eux, Fred est pris de panique : il risque de perdre son emploi.
Critique : En 1953, les hypothèses saugrenues d’Ann Warren Griffith à propos d’une société noyée sous la publicité répondent aux travaux de plus en plus probants en matière de techniques de manipulations comportementales, alors que les industriels rivalisent d’ingéniosité pour promouvoir leurs produits et qu’après la guerre, le salut de l’Amérique passe par la consommation. Dans l’édition du Passager clandestin, on rappelle avec à propos le lien étroit entre publicité et propagande politique, alors qu’Audience captive paraît de manière concomitante à l’avènement du marketing moderne, capable d’utiliser la psychologie comportementale pour vendre à peu près n’importe quoi. Une telle chronique, dans les années cinquante, arguerait sans problème qu’Audience captive est d’actualité, et caricature avec le plaisir du cynisme la société d’alors. Mais en 2024, l’humour et le talent de Griffith ne font plus rire, ni ne sont d’actualité. Notre présent a déjà surpassé son futur, si bien que la nouvelle prête à sourire, certes, mais guère autrement que d’un jaune inquiet et aigri.
Car Griffith avance dans sa courte nouvelle, possiblement la seule qu’ait rédigée cette pilote de la Women Airforce Service Pilots, esprit brillant ayant travaillé pour les plus prestigieux journaux américains tel le New Yorker, que tous les produits pourraient être parlants, au moyen d’une technologie radio qui permettraient aux médicaments de prier pour qu’on les ingère, ou encore à la lessive de rappeler qu’elle lave mieux que sa concurrente. Le tout avec le consentement d’une population heureuse de se complaire dans ce paradis marchand, qui vaudrait mieux pour son achat que pour son vote. Autant crever l’abcès et ne point faire de mystère : si Griffith ne voit pas toujours juste dans les moyens employés – on ne lui demande d’ailleurs pas un essai de futurologie -, elle anticipe brillamment comme l’ingéniosité technologique servira, à notre siècle, à envahir nos espaces intimes sans qu’on n’y puisse rien. Chaque seconde passée sur un réseau social enrichit son propriétaire et revend à ses pairs la capacité de nous faire la promotion non d’un produit, mais du produit qui nous plaira avant qu’on le sache nous-même. Mais les parallèles vont plus loin.
- © 2024 Le Passager Clandestin
Dans Audience captive, Griffith présente deux domaines comme étant inviolables, inattaquables par une compagnie de pub : les compagnies de téléphone, soit la communication, et les journaux, c’est-à-dire l’information. La caricature, dans une nouvelle telle que la sienne, prend toujours l’exemple du pire pour alerter. Impossible, dès lors, de se réjouir que ces deux domaines, la communication et l’information, soient parmi les plus perméables et affectés par le ciblage publicitaire d’aujourd’hui. Il n’existe guère plus d’échange qui ne soient servis ou ne servent la publicité, et il n’existe guère plus de place pour l’information non poussée, favorisée, recommandée dans nos espaces numériques par ou pour son potentiel commercial. Fred, notre ingénieur de la publicité, serait lui-même étonné par son propre pouvoir à notre époque.
On passe alors à Griffith, ses dialogues proprement empesés, hors du champ du crédible et qui, il faut l’avouer, rompent le charme de la lecture naturelle, pour s’attarder sur sa clairvoyance et sa capacité à l’enrober dans un léger humour loufoque. En tête de ses prédictions dépassées par notre siècle, son développement autour du consentement à la publicité, et la charge politique de la question. La mère de Marvis, dans le texte, est envoyée en prison pour… des bouchons d’oreilles, qui lui auraient permis de se soustraire aux annonces intempestives des produits en tout genre. La Cour Suprême rend son verdict, et affirme que nul ne peut entraver le droit à la publicité, comme on imagine qu’elle le ferait pour le droit à informer. En se posant la question, on a du mal à imaginer que si un malotru trouvait un moyen grand public d’échapper à la publicité personnalisée de nos jours, on lui donnerait raison. Griffith annonce donc nos techniques de pub actuelles, auxquelles nul n’échappe plus, car elles sont rangées avec soin dans notre poche, en permanence, bien qu’il n’ait pas fallu attendre la révolution du smartphone pour que la question soit d’actualité.
Le seul écart entre la réalité que Griffith imagine et notre réalité, est la dimension personnalisée de la publicité à laquelle nous faisons face. Aucun lecteur de cette chronique, en rallumant son téléphone – pas tout de suite ! – ne se verra proposer les mêmes soldes, le même événement ou les mêmes vacances. Et tous nourrissent une machine qui n’en demande pas tant pour améliorer ce même ciblage. Chez l’autrice, l’excès publicitaire a au moins cela de charmant qu’il est le même pour tous.
Le discours de Griffith tient en fin de compte en quelques points essentiels, du plus trivial :-il faut des garde-fous contre l’invasion publicitaire- au plus gênant -la servitude volontaire est une réalité-, et responsabiliser les individus sans questionner le modèle n’a aucun intérêt.
En cinquante pages à peine, nous voilà groggy, plus par ce que prophétise son autrice que par la qualité littéraire de son propos : la pub n’a plus besoin de venir à nous, c’est l’inverse, et nul doute que Griffith mourrait une seconde fois de savoir qu’elle nous suit désormais partout.
Traduction anonyme
ISBN : 978-2-36935-106-1
64 pages
Prix : 5€
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