Le 5 octobre 2017
Dans ce film lumineux autant qu’épuré, Bresson livre une magistrale méditation sur le Mal.
- Réalisateur : Robert Bresson
- Acteurs : Anne Wiazemsky, François Lafarge, Philippe Asselin
- Genre : Drame, Noir et blanc
- Nationalité : Français, Suédois
- Distributeur : Tamasa Distribution
- Durée : 1h36mn
- Reprise: 4 novembre 2015
- Date de sortie : 25 mai 1966
– Reprise : le 4 novembre 2015
Résumé : La vie de l’âne Balthazar, plongé au milieu des drames humains et qui en meurt. "Je voulais que l’âne traverse un certain nombre de groupes humains qui représentent les vices de l’humanité. Il fallait aussi, étant donné que la vie d’un âne est très égale, très sereine, trouver un mouvement, une montée dramatique. C’est à ce moment que j’ai pensé à une fille, à la fille qui se perd."
Critique : Bresson fait partie de ces rares cinéastes qui ont inventé un monde en même temps qu’un style, confondus en ce qu’il a appelé le « cinématographe », et qui s’oppose au « cinéma », vulgaire théâtre filmé. Au hasard Balthazar, point d’orgue d’une œuvre exigeante, concentre les caractéristiques de cet art au profit d’une réflexion peu commune sur le Mal. Si la narration observe une stricte chronologie, elle marque surtout par des partis pris, un système pourrait-on dire, qui vise une sorte de quintessence malaisée à décrire, mais facile à comprendre en voyant le film.
On pourrait commencer par l’opération initiale, celle du retranchement. Depuis Un condamné à mort s’est échappé, Bresson a retranché de son cinéma ce qui lui paraît inutile, voire nuisible : l’acteur et son jeu, évidemment, qu’il a transformés en « modèle », prenant des inconnus ou des débutants (peu de ses interprètes ont fait une carrière), les forçant par d’inlassables répétitions à ignorer l’intonation et les mimiques. Il en ressort des voix blanches, qui ne font que porter le dialogue, rare par ailleurs, au lieu de l’interpréter. Ainsi l’émotion, car émotion il y a, ne vient pas d’autre chose que du dispositif cinématographique : voir la mort de l’instituteur, qui ne repose que sur des signes (les mains, capitales dans toutes l’œuvre) ; on cherchera en vain une facilité, un procédé lacrymal. La musique disparaît quasiment : seule la sonate n° 20 de Schubert, utilisée avec parcimonie, rythme les étapes du martyre. Loin de la paraphrase, elle est un élément du récit et peut céder la place dès le générique, aux cris de l’âne.
- © Tamasa Distribution
Car Bresson utilise la bande-son à rebours d’une tradition classique : les bruits sont au moins aussi importants que les voix, eux aussi faisant office de signes ; les exemples sont foison, un accident pouvant par exemple être signifié par un fracas. Mais cette utilisation du son, loin d’être gratuite, fait partie d’une cohérence, celle de la métonymie. Le montage et le cadrage s’y associent pour morceler la réalité, la rendant fragmentaire et donc intelligible au prix d’une effort intellectuel : le cinématographe ne se donne pas, il se gagne ; et Bresson compte sur un spectateur intelligent qui va faire la moitié du chemin pour reconstituer à partir de morceaux un puzzle non pas complet, une partie de la réalité échappant toujours, mais un ensemble cohérent. Ainsi de la mort de la sœur de Jacques, qui ne trouve sa confirmation que longtemps après l’image qui la montrait inerte. Là encore les exemples seraient innombrables de ces éléments qui se répondent et gagnent en signification : le rôle de l’eau, qui va du « baptême » de l’âne à la pluie en passant par la cascade, de la purification à la violence, en constitue un exemplaire.
- © Tamasa Distribution
Dès le titre, d’après l’explication de Bresson lui-même, le film se place sur le registre du spirituel et de religieux : « C’était la devise des anciens comtes des Baux en Provence qui se disaient les descendants du roi mage Balthazar ». Les signes extérieurs du catholicisme (la Bible, la messe) sont relativement peu présents ; c’est que, à l’instar des retranchements stylistiques, le cinéaste enregistre un monde privé de spiritualité, un monde opaque dans lequel le Mal triomphe. On a souvent parlé d’une vision janséniste et la rigueur comme la grâce impossible ajoutent à cette idée. Mais surtout Bresson, ici comme dans Le Diable probablement ou L’Argent, constate, à travers le parcours de l’âne, l’incapacité à supporter l’innocence. Gérard, le jeune voyou à l’origine de la perte de Marie comme de Balthazar, représente ce Mal qui contamine et ne laisse rien derrière lui. C’est un destructeur, d’autant plus effroyable qu’il joue de sa voix angélique (scène de l’église), de son charisme, pour entraîner les autres sur la voie de la perdition. La pureté et l’innocence sont systématiquement ruinées par cette force négative, qui ignore le regret et le remords. Pour le montrer, Bresson utilise des plans de portes, de fenêtres, de grilles récurrents qui forment un univers fermé, déshumanisé, dans lequel la communication est impossible. C’est un monde d’objets, où les hommes mêmes sont réifiés ; de là ces multiples plans de mains, mains qui caressent (rarement), qui brutalisent, fouettent, frappent. L’humain n’est plus une conscience mais une série d’actes sans justifications : on ne saura rien des motivations de Gérard, aucune explication psychologique ; le Mal est présent, irréductible à toute cause.
- © Tamasa Distribution
Le cinéma de Bresson est un cinéma de la sensation, du concret : il fuit la métaphore, même si le film peut se lire comme une parabole christique, dans laquelle Balthazar est la victime expiatoire. Son film est asphyxiant, privé d’air, un constat terrible de l’état du monde, moral sans être moraliste. Épuré sans être austère, intelligent, poignant, il est d’une richesse inouïe que chaque nouvelle vision revitalise. Un chef-d’œuvre, tout simplement.
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jean-claude 20 juin 2021
Au Hasard Balthazar - la critique
Un grand moment de cinéma.
Merci pour l’analyse critique de ce film qui m’a permis de mieux saisir des éléments qui m’avaient échappé en particulier sur le parti pris de la prestation des non acteurs, le rôle de la musique et de l’eau.