Spoliation
Le 17 octobre 2005
Exil, perte et abandon, dans un roman d’une très grande force, inspiré et dérangeant.
- Auteur : Cynthia Ozick
- Editeur : Editions de l’Olivier
- Genre : Roman & fiction
- Nationalité : Américaine
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Exil, perte et abandon, dans un roman d’une très grande force, inspiré et dérangeant.
Par définition, le mot de "réfugié" appelle l’idée de "refuge", d’un endroit qui offre abri et sécurité. Mais l’exil aux USA, pour la famille Mitwisser, c’est tout le contraire d’un soulagement. Ce couple d’intellectuels juifs berlinois et ses quatre enfants, obligés, dans des conditions dramatiques, de fuir l’Allemagne nazie et ses violences antisémites, atterrit dans le Bronx, qui, à cette époque, n’est qu’une campagne aux allures de terrain vague, un non-endroit pour une non-vie tragique. Dépourvus de tout repère identitaire, ne subsistant que grâce aux largesses d’un richissime bienfaiteur aussi déglingué qu’eux, ils vivent chacun dans sa bulle, sans rôle à jouer, sans même se rencontrer. Leur histoire nous est racontée par Rose, une jeune Américaine engagée par petite annonce pour un job qui ne lui a jamais été défini. Rose aussi est une éclopée de la vie et son regard sur ses "patrons" entre en résonance avec sa propre histoire familiale catastrophique, faite de mensonges et de manque d’amour. Si elle essaie de mettre un semblant d’ordre dans la pétaudière, Rose pourtant ne s’implique pas. Ici, les blessures enfouies empêchent toute projection dans le futur. Le professeur Mitwisser lui-même passe son temps hors du temps, à des recherches sur une secte juive, les Karaïtes, qui refuse toute interprétation des textes. Métaphore de son propre refus d’interpréter l’Amérique où il vit, pourtant.
Dans un registre dépourvu de pathos, Cynthia Ozick, par la voix de Rose, décrit la vie au jour le jour parmi cette maisonnée hétéroclite et inquiétante. Son ton est souvent caustique, son humour glacial. Et son écriture étrange colle exactement à cet étrange assemblage de gens, une écriture énigmatique, comme décalée de la réalité, magnifiquement traduite par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso [1]. L’apaisement qui se refuse à chaque ligne, l’accumulation de sentiments négatifs, la distance gardée par chacun envers lui-même et envers les autres membres de la tribu, provoquent une sensation de malaise, d’étouffement, avant que la situation ne se décante dans des conditions qui n’ont rien du conte de fées, on s’en serait douté. Les protagonistes adultes de ce Monde vacillant ont perdu toute aptitude au bonheur. Seuls les enfants, peut-être, s’en sortiront, en devenant des petits Américains comme les autres... donc à la suite d’un nouvel abandon.
Perte et séparation scandent ce roman champ de ruines. Mais c’est un autre mot, plus violent encore, qui vient à l’esprit une fois refermé ce livre d’une force remarquable, empli de scènes impressionnantes, d’images percutantes, aussi inspiré que dérangeant. Ce que Cynthia Ozick a écrit là, c’est le grand livre de la dépossession. Magistral et foudroyant.
Cynthia Ozick, Un monde vacillant (A glimmering world, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso), éd. de l’Olivier, 2005, 407 pages, 22 €
[1] Tandem virtuose, capable de traductions qu’on pourrait croire impossibles, comme par exemple celle de Tout est illuminé, de Jonathan Safran Foer (Éd. de l’Olivier, 2003)
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