Enter the Void VS. À la recherche du temps perdu
Le 25 mai 2017
Les espérances placées en cette troisième saison de Twin Peaks n’étaient pas vaines. David Lynch, à défaut de continuer le cinéma, et son complice Mark Frost épuisent leur sujet avec une maîtrise ahurissante. Réussite totale que ce retour du crypto-bizarre entre nostalgie et réinventions.
- Réalisateurs : David Lynch - Mark Frost
- Acteurs : Kyle MacLachlan, Sheryl Lee, Russ Tamblyn, Mädchen Amich, Dana Ashbrook
- Genre : Policier / Polar / Film noir / Thriller / Film de gangsters, Fantastique
- Date de sortie : 21 mai 2017
- Festival : Festival de Cannes 2017
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Série présenté dans le cadre du Festival de Cannes 2017
Résumé : Le quotidien de la ville de Twin Peaks de nouveau émaillé par des évènements étranges, 25 ans après les derniers pas fatidiques de l’agent Dale Cooper de l’autre côté du rideau rouge.
Critique : Attention, spoilers. Quelque part dans une dimension perdue entre la Red Room et le territoire tangible de la ville de Twin Peaks - probablement dans l’espace de la loge blanche -, le Géant s’adresse au Dale Cooper bienveillant piégé depuis vingt-cinq ans par les démons de la fameuse dimension parallèle. Dans ce noir et blanc numérique faiblement contrasté pour accentuer l’étrangeté, la bonne étoile de l’agent lui indique quelques éléments importants pour la suite : trois chiffres - 4-3-0 -, les prénoms Richard et Linda, et enfin une métaphore avec deux oiseaux et une pierre - comme toujours, des questionnements pratiquement sans réponse possible forment la matière première de Twin Peaks. On reconnaît à la perfection les mécanismes construits à base d’énigmes du duo infernal Lynch-Frost. Mais comme si cela ne suffisait pas, l’épisode pilote arpente d’innombrables autres univers. Depuis Twin Peaks - l’hôtel, le sous-bois ténébreux, ou encore le Bang Bang Bar -, l’on passe à New York où un bâtiment abrite rien de moins qu’une sorte de boîte de Pandore menant à la loge noire et semblant contrôler toute la fiction qui se joue ici, puis à Buckhorn et même Las Vegas. La chose évidente avec cette superbe amorce - et à laquelle il fallait s’attendre - est que cette nouvelle saison se refuse à tout commentaire ou à tout éclaircissement du passé. Et bien au contraire, car si l’on retrouve ici de nombreux personnages issus des premières saisons, ceux-ci s’avèrent d’autant plus impénétrables et impossibles à contextualiser qu’ils se situent dorénavant aux quatre coins des États-Unis. Les aficionados du David Lynch méta et jouissivement abscons ne pouvaient pas rêver d’une meilleure suite.
- Photo by Suzanne Tenner - © Showtime
Se défiant de céder ne serait-ce qu’une once d’ambition au profit du divertissement, le dispositif ouvre une brèche titanesque dans la narration - de quoi susciter des interprétations par centaines. Le programme, cependant, n’oublie pas en route de combler certaines des attentes des téléspectateurs. Ainsi, apparaissent le Dr. Lawrence Jacoby, Margaret - dit "la femme à la bûche", revenue d’entre les morts -, Shelly Johnson au Bang Bang Bar, Laura Palmer et Leland Palmer dans le labyrinthe de la Red Room, Sarah toujours devant la télévision, Ben & Jerry Horne à l’hôtel, ou encore le bureau du shérif avec Lucy, Andy et Tommy. L’agent Dale Cooper s’incarne quant à lui en deux parties distinctes, depuis sa division en deux entités : le Cooper des beaux jours prisonnier dans un monde parallèle, et son doppelgänger arpentant physiquement le monde réel. Difficile voire épineux de déduire à l’aune de cette première partie avec précision tous les enjeux de la saison 3. Mais en sus de la Red Room et de tous les mystères cernant la ville de Twin Peaks, d’incalculables arcs narratifs se distinguent : la quête sanglante du double maléfique de Cooper, la recherche par son versant positif d’une voie d’issue dans les arcanes des rideaux rouges, un meurtre non résolu à Buckhorn (la tête coupée de Ruth Davenport) et un démon passant de corps en corps, le complot contre le doppelgänger, l’enquête sans réel objet du shérif Tommy diligentée par la femme à la bûche, le retour de l’agent Phillip Jeffries au téléphone (David Bowie dans Twin Peaks : Fire Walk With Me), l’agent Albert Rosenfeld à Las Vegas, ou encore la surveillance libidineuse d’une sorte de Black/Glass Box dont l’ouverture donne sur New York. Autant de trames transversales dont les sentiers se rejoignent ou se frôlent d’une façon ou d’une autre. Peu probable évidemment de voir tous ces développements trouver une résolution, ce qui irait de toute façon à l’encontre de la philosophie lynchienne. Quoi qu’il en soit, des portes donneraient par la suite sur les univers des films Mulholland Drive ou Blue Velvet que la série n’en ressortirait qu’encore plus stupéfiante.
- Copyright ABC
La grande nouveauté, outre l’ouverture de ces nouvelles trames totalement délirantes, c’est l’épaississement du bizarre. Dans le territoire de la Red Room, par exemple, dont l’analogie avec un cerveau malade apparaît peut-être plus clairement qu’auparavant, des fractures et des distorsions de toutes sortes se produisent. Alors que les disparitions et apparitions y étaient jusqu’ici monnaie courante, les spectres sont désormais capables de révéler l’intérieur vide de leur enveloppe corporelle, de léviter et de brouiller toutes les perceptions de la pièce. De même, s’y croisent tous les corps précédemment possédés par Bob. Très vaste, cet espace se présente comme un terrain de jeu kafkaïen pour Cooper. À l’image des films de David Lynch, souvent plus crus et frontaux, la sexualité et la mort se montrent cette fois plus ouvertement. Créatures plantureuses typiquement lynchiennes, corps putrides en décomposition façon Lost Highway et Mulholland Drive, formes monstrueuses tout droit sorties d’Eraserhead et même présences thaumaturgiques destructrices sans précédent... ni la direction artistique ni le scénario ne se refusent l’extravagance ou la radicalité. De là à dire que ce début provoque le même émoi que s’il s’agissait d’un nouveau film du maître, il n’y a qu’un pas. Il faut dire qu’en vingt-cinq années, le monde de Twin Peaks, à défaut de changer diamétralement, a continué de s’agrandir. Un peu comme si Lynch et Frost avaient laissé délibérément - ce qu’ils tentent de suggérer depuis le dernier épisode de la saison 2 - le temps à leur univers de s’étoffer pour mieux en reconduire le portrait métamorphosé. Résultat : si les acteurs des deux saisons originales ont bel et bien vieilli, le trouble opère avec une force d’autant plus vive. Comme si Lynch s’abandonnait lui aussi à une digression sur sa propre vieillesse et sur le temps qui passe - de la nostalgie, certes, mais servie par une recette dont la démesure n’a d’égale que la finesse - rappelons aussi qu’Angelo Badalamenti côté musique est toujours aux manettes.
- Photo by Suzanne Tenner - © Showtime
Si toutefois la suite de la saison poursuit sur cette lancée et conserve la même densité et le même degré de complexité, il ne fait aucun doute que Twin Peaks, après avoir influencé la plupart des récits sériels depuis vingt-cinq ans et même jusqu’au cinéma et à la littérature, en révolutionne une nouvelle fois la logique.
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