Critique  : Dans ce roman de personnages, Gary Shteyngart crée un microcosme isolé sur une colline, dans des bungalows reliés par l’amitié de leurs occupants. Malgré son aspect cossu, le domaine périclite, Sacha, le propriétaire, est bientôt ruiné, mais la communauté tiendra le temps du confinement, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. L’auteur imagine en effet la cohabitation d’amis de longue date qui fuient New-York et se réfugient au vert pour respirer alors que le monde suffoque. Leurs liens, distendus par le temps et la distance, se resserrent soudain à la manière d’élastiques reprenant leur forme d’origine, quoique la présence de deux intrus bouleverse le fragile équilibre atteint des années plus tôt. Sacha compte sur l’Acteur pour renflouer ses caisses et redorer sa réputation, de même que la jeune Dee, une de ses anciens élèves, a sans doute été conviée pour le mettre en valeur. Pourtant, la présence de chacun des invités a tendance à impacter négativement les autres, à souligner leurs défauts et leurs faiblesses, leur couardise, leur égoïsme et leur vanité.

L’auteur américain s’inspire de La Cerisaie, notamment pour établir la structure de son œuvre, bâtie en quatre actes comme la célèbre pièce de Tchekhov. Son roman du confinement est aussi celui des minorités aux États-Unis, immigrés qui réussissent ou peinent, toujours porteurs d’une double identité coupable, d’un accent trop collant, d’un physique qui les identifie comme différents. Ed et Karen sont d’origine coréenne, Sacha et Macha ont grandi en Russie et adopté une fillette asiatique, Vinod est Indien – mais les deux nouveaux venus, Dee et l’Acteur, sont eux nés sur le sol américain, peut-être racistes, sûrement incapables de comprendre les préoccupations des autres. Gary Shteyngart écrit ainsi un livre qui, derrière son ironie et ses airs de comédie d’un autre temps, a trait à l’Amérique d’aujourd’hui, à l’ère Trump et aux violences qui culminent avec le meurtre de George Floyd, aux réseaux sociaux qui modèlent la réalité, à la pandémie qui a choqué, apogée d’une transformation profonde de la société, au melting-pot du siècle passé qui a viré au salad bowl.
C’est aussi l’humanité elle-même que l’auteur d’origine russe met au cœur de Très chers amis, l’égoïsme et la peur de décevoir, d’être surpassé ou mal-aimé, la tromperie et la solitude, la tristesse éclairée de brefs moments de joie.