Cosa Nostra digitale
Le 17 octobre 2019
La contrition fluide et vivante, mais pas fière d’un affranchi, pseudo parrain, au milieu des années 2000, de la piscine des blogs, avant qu’elle ne soit déversée et diluée dans l’océan des réseaux sociaux. Au-delà de l’aspect historique, ce récit pédagogique soulève le couvercle de l’influence digitale et en démonte son artificiel moteur.
- Auteur : Emery Doligé
- Editeur : Mareuil
- Genre : Récit
- Nationalité : Française
- Date de sortie : 10 octobre 2019
- Festival : Rentrée littéraire 2019
L'a lu
Veut le lire
Résumé : Emery Doligé, alias Mry, fut longtemps l’un des blogueurs les plus « influents ». Dans ce récit, il raconte comment il est tombé dans la marmite d’Internet, en créant un blog devenu une référence et comment son ascendant dans le monde numérique et médiatique n’a cessé de grandir au point de lui faire perdre de vue une certaine réalité. Il raconte comment et pourquoi on lui a déroulé le tapis rouge pendant plusieurs années. Dans ce culte du creux, il a pris conscience que l’univers parallèle qui s’ouvrait à lui ne pouvait plus se refermer. Au travers de ce parcours fait de paillettes, d’impunité, de certitude et parfois de haine, Emery Doligé montre aussi qu’une autre voie est possible.
Notre avis : Emery Doligé, c’est qui ? « Un sale con », ou plutôt c’était, comme il l’avoue sur Beur FM ce 13 octobre, à l’occasion de la sortie de son livre, T’ar ta gueule à la récré, où il revient sur un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Un temps qui sera un des terreaux des torrents de haine et de violence, aujourd’hui monnaies courantes sur les réseaux sociaux.
2004. Les blogs déboulent en France, et prendre la parole sur Internet se « démocratise ». Inutile de programmer du HTLM : il suffit de s’inscrire sur un site spécialisé, souvent sous pseudo, choisir l’apparence de son blog, un peu comme des Billy chez Ikea, écrire un billet dans une fenêtre semblable à Word, cliquer, et hop, c’est sur le web ! Pour peu que ce billet trouve un lectorat, qu’il soit commenté et, Graal des Graal, qu’il remonte dans les résultats de Google, alors l’ego peut vite, très vite, enfler. Voire exploser. C’est cette explosion que confesse Emery Doligé, dans cette « contrition numérique », car toute explosion fait des dégâts directs et collatéraux.
Tout commence un dimanche de mai 2005. Emery a depuis quelques mois un blog qui vivote, sans plus. Ce jour, il publie la une du JDD avec Sophie Marceau, le sein à l’air, au Festival de Cannes. Ce qui se règle aujourd’hui en un clic, à l’époque est plus lent : prendre la photo du journal avec un appareil numérique, la transférer via un câble sur le PC, la télécharger sur le blog et enfin écrire le billet. Comme le téton de Sophie Marceau attise la curiosité, Google fait remonter un nom : Mry. En quelques jours, plus de cent cinq mille visiteurs se bousculent sur son blog. Mister Mry est en train de naître, et va se mélanger avec le Docteur Doligé. Pour que les moins de vingt ans comprennent, il convient de rappeler qu’en 2005, il n’y a ni YouTube, ni Facebook, ni Twitter. Et encore moins Instagram, puisque le premier iPhone ne sortira qu’en 2007. Les lecteurs de blogs forment des « communautés ». On s’intéresse alors à des blogueurs qui ont un lectorat important, une « audience ». Et certains sont désignés et/ou s’auto-proclament « influenceurs ». Ils deviennent des « micro-stars » sollicitées par les médias, des organisateurs de séminaires ou conférences, puis les agences de pub et les marques. Le ver va entrer dans le fruit.
Pour Emery Doligé, un balancier à double tranchant se met en route. D’un côté l’homme, en chair et en os, qui devient chroniqueur télé et radio, conférencier, formateur, conseiller numérique de grands patrons et politiques, même boss d’une « web agency », et d’un autre côté, Mry, son double numérique, le blogueur « influenceur », fantasmé aussi bien par lui-même que par ses lecteurs et lectrices. Un Mry mondain, puissant, qui aurait droit de vie ou de mort virtuelle sur tel ou telle de la « blogosphère », un Mry justicier du digital, dénonçant des magouilles des uns et des autres, quitte à balancer des noms et conversations privées, un Mry macho, pornographe, pourfendeur de blogueuses modes, expert en clashs, bref « le sale con » où tout finit par se mélanger : le vrai, le faux, la sincérité, la provocation. Le réel et le virtuel. Ou l’inverse ?
En 249 pages d’une écriture fluide et vivante, nourrie d’anecdotes qui rappelleront de nombreux souvenirs (agréables ou pas) aux contemporains de cette époque révolue des blogs(*), l’auteur se livre à une sévère autocritique, mais explique surtout comment des blogueurs, dont lui, ont cru qu’ils allaient prendre une forme de pouvoir. Hélas, bien qu’étant les premiers utilisateurs de Facebook ou Twitter, l’immense majorité n’a pas perçu que leur piscine olympique des blogs, dont certains se croyaient les maîtres nageurs, allait être vidée et diluée dans l’océan des réseaux sociaux, là où, cette fois, vraiment n’importe qui allait prendre la parole, ouvertement ou sous « pseudonymat », comme le qualifiera le chroniqueur radio, Guy Birenbaun. Un tsunami emportant la grande majorité de ces blogueurs « historiques influenceurs », les survivants tentant de garder tant bien que mal leur statut, concurrencés par des nouveaux sur YouTube, eux-mêmes mis à mal par d’autres sur Instagram, eux-mêmes, etc. Une course où ces personnes se sont transformées en linéaires pour des marques, en s’appuyant sur des critères discutables, comme l’explique l’auteur.
Car au-delà de sa contrition, Emery Doligé démonte de façon quasi clinique, en s’appuyant aussi bien sur des philosophes, des travaux d’historiens ou sociologues, les neurosciences ou l’étude des foules, tous les travers et mécanismes artificiels de cette soi-disante influence. Une influence dont il a été acteur, victime et bourreau. Si dans les blogs, il y avait une place pour le temps - celui d’une vraie écriture et de la lecture -, avec les réseaux sociaux, où le format d’expression se résume à une photo ou une vidéo, accompagnée de quelques mots, de #atouteslessauces et d’émojis, on est dans une immédiateté qui s’avère, dans l’immense majorité des cas, cruellement stérile, pleine de vacuité, un sujet chassant instantanément l’autre. Et quand bien même, il en sort des Gilets Jaunes, des #BalanceTonPorc ou #MeeToo, ce n’est pas sans des déferlements de pour ou de contre, de sympathie ou de haine. L’auteur revient ainsi sur l’affaire de « La ligue du LOL », début 2019, où une blogueuse l’accuse d’harcèlements, des faits remontant à dix ans. Tout en reconnaissant des agissements à l’encontre de cette femme via son blog, il livre sa vérité. Parole contre parole. Et dit probablement en creux que si cette affaire doit perdurer, ou redémarrer avec la publication du livre, elle ne s’étalera pas dans le tribunal des réseaux sociaux.
« Emery m’a tuer », aurait pu écrire Mry sur son blog fin 2014, date de sa fermeture définitive. Mais Mry n’a pas lâché pour autant, du jour au lendemain, son créateur. Via ce récit, l’auteur espère donner le coup de grâce à ce « sale con », et partager une forme de rédemption. Souchon chante « laissez-moi rêver que j’ai dix ans, ça fait bientôt quinze ans que j’ai dix ans, ça paraît bizarre mais si tu m’crois pas hé, Tar’ ta gueule à la récré ». Emery a cinquante ans, il est père de deux grands ados. Si dans la cour de la récré il a filé autant de tartes qu’il en a reçues - et en recevra probablement encore -, il achève son bouquin sur un peu de sagesse, tellement évidente, qu’on peut espérer que la nouvelle génération (moins friande de Twitter et Facebook), à l’image des six jeunes sur la couverture, s’en inspirera : le numérique n’est qu’un bout de notre vie et vivons plutôt pleinement le reste, qui est bien plus gratifiant : amis, proches, famille, enfants, sentiments, se voir, parler, bref, la vraie vie. Celle où on prend le temps de lire, comme ce récit par exemple.
—
* De cette époque il ne reste que la technologie, les CMS (Content Management System) que tous les sites utilisent aujourd’hui. On rappellera aussi que notre site, au départ, était un simple blog… ;-)
T’ar ta gueule à la récré - Confessions d’un influenceur par Emery Doligé
14,1 21,5 cm, broché, 249 pages
Mareuil Éditions - 19 €
La chronique vous a plu ? Achetez l'œuvre chez nos partenaires !
Galerie photos
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.