Des hommes et des caves
Le 21 septembre 2015
Plongée dans l’Autriche secrète avec une galerie de grotesques que n’auraient reniés ni Sherwood Anderson ni Diane Arbus, Ulrich Seidl se livre à un exercice brillant, souvent tragicomique, au montage d’une musicalité hypnotique.
- Réalisateur : Ulrich Seidl
- Acteurs : Alfreda Klebinger, Manfred Ellinger
- Genre : Documentaire
- Durée : 85 min
- Titre original : Im Keller
- Date de sortie : 30 septembre 2015
- Festival : L’Étrange Festival 2015
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Après une brillante parenthèse dans la fiction avec Dog Days, Import/Export ou la trilogie Paradis, Ulrich Seidl revient à ses premières amours, le cinéma documentaire, avec son approche très singulière du médium et ses tableaux vivants où chaque détail est arrangé méticuleusement. Plongée dans l’Autriche secrète avec une galerie de grotesques que n’auraient reniée ni Sherwood Anderson ni Diane Arbus, cet exercice brillant, souvent tragicomique, bénéficie d’un montage d’une musicalité hypnotique.
L’argument : C’est un film qui parle des gens et des caves, et de ce que les gens font dans leurs caves.
C’est un film sur les obsessions.
C’est un film sur une fanfare et les airs d’opéra, sur les meubles qui coûtent cher et les blagues désuètes, sur la sexualité et les salles de tir, sur la santé et le nazisme, sur les fouets et les poupées.
Notre avis : Depuis que nous l’avons découvert au début des années 1990 avec des documentaires comme Good News (1990), Loss is to be expected (1992) ou Animal Love (1995), le cinéma d’Ulrich Seidl a toujours mêlé le drôle et le sordide, le rire et l’effroi, le beau et l’absurde, dans la plus pure tradition du grotesque. Sa vision de cinéaste était tellement forte et orientée, magnifiée par un sens de la mise en scène très pictural, qu’elle rendait le terme de "documentaire" presque inadéquat. Du coup, ses films de fiction à proprement parler (Models (1999), Dog Days (2001), Import/Export (2007), la trilogie Paradis) apparaissaient parfois comme plus réalistes que ses œuvres "documentaires". Jesus you Know (2003) mettait le concept tellement au centre du travail (des croyants disant leurs prières à haute voix) qu’on se demandait presque comment Seidl arrivait à faire sortir une vérité émotionnelle de tout cela. Et c’est là son grand talent : malgré l’artificialité des décors, le regard de cinéaste faisant de toute chose un dispositif, il parvient à travers ses portraits de personnages en marge à nous en révéler toujours plus sur cette énigme qu’est l’humain.
Sous-Sols ne déroge pas à la règle. Le travail sur le cadre est superbe, toujours symétrique, les couleurs éclatent grâce au talent de Martin Gschlacht et on sent dans chaque plan que le background de Seidl vient de la photographie et la peinture. Les portraits de Diane Arbus viennent immédiatement à l’esprit. Plus encore, la musicalité de son cinéma, aidée grandement par le travail magistral du monteur Christoph Brunner, a atteint une perfection rarement égalée jusqu’alors. Pas une seconde de trop. Tout participe à l’hypnose, avec une musique qui naît toujours des images elles-mêmes et qui n’est jamais ajoutée après coup. Et si les corps restent figés à regarder la caméra, dans un pur esprit photographique, le montage est en revanche totalement chorégraphique, jouant des tensions, des attentes, des accalmies, des pauses ou des relâchements. Quoi de plus beau et de plus terrifiant que ce plan de l’homme en train d’attendre que son boa domestique se jette sur un petit cochon dinde pour le dévorer. Fascination et répulsion, les deux faces primordiales du cinéma de Seidl.
L’idée de Sous-Sols est née à l’époque de Dog Days il y a une quinzaine d’années en arrière. Seidl s’était rendu compte que certains sous-sols étaient parfois mieux aménagés que les pièces à vivre et qu’ils révélaient l’âme profonde de leurs propriétaires, des lieux de loisir mais aussi d’interdits, où l’on peut vivre ses pulsions, ses vices cachés, ses obsessions inavouables. Bien entendu, le contexte autrichien nous amène à faire un parallèle avec les faits divers effroyables et les crimes de Josef Fritzl ou Wolfgang Priklopil. Ces histoires de séquestration morbides ne sont cela dit pas propres à l’Autriche et le film de Seidl est heureusement sauvé par un humour dévastateur, parfois choquant. Que penser de cette femme qui parle à des poupons qui ressemblent à des enfants empaillés ? Que penser de cet orchestre de cuivres très porté sur la bouteille qui répète dans un musée entièrement voué au culte d’Adolf Hitler ? Et que penser de cet homme qui fait le ménage avec sa langue, même quand il s’agit de nettoyer les parties intimes de sa femme après qu’elle ait uriné ? Le rire semble la réaction la plus saine. Quoique...
Derrière le risible des situations, des thèmes essentiels à l’œuvre de Seidl pointent leur nez : le rejet de l’autre, le désir de puissance et de dominer. De ce fait, Seidl approche frontalement la thématique sadomasochiste. Ces gens sont bizarres, bien sûr, mais ne le sommes-nous pas tous ? Le rire chez Seidl naît souvent des situations mais au bout du compte nous ne rions quasiment jamais aux dépens des personnages. Au contraire, on ne peut qu’éprouver une certaine sympathie pour ces personnes qui s’épanouissent en donnant libre cours à leurs envies dans les recoins obscurs de leurs caves. Ici, ils peuvent exhiber ce qu’ils cachent le reste du temps. La caméra, dans un esprit Mondo inspiré du cinéma de Jacopetti et Prosperi, va à la recherche de l’interdit, de l’innommable, du dérangeant. Mais c’est l’intimité qu’elle crée avec les sujets qui finit par fasciner. Comment en arrivent-ils à se livrer en toute spontanéité ? Comme dans le cinéma Mondo d’ailleurs, nous passons d’une cave à l’autre, mais sans indication de lieu, de ville ou quoi que ce soit. Le but n’est pas là. La psychologie est totalement rejetée. Seidl travaille sur les symboles, les rituels, les règles que les gens aiment à s’imposer. Son regard est plus à rapprocher de l’anthropologue. Il prend des échantillons humains et de ces juxtapositions naissent des métaphores. Son cinéma est tout autant libérateur. Le cinéaste nous présente tout un tas de physiques qui se moquent des diktats de la mode et de la norme (sujet qu’il avait abordé dans Models ou Paradis : Espoir) ou qui assument leur animalité (l’homme-esclave en laisse nous rappelle Animal Love). Ironique, Seidl joue aussi de sa propre réputation quand les parties intimes sont adroitement camouflées par le placement de la caméra (à l’inverse des scènes de sexe non simulées et frontales de Dog Days ou Paradis : Foi).
Dans la tradition carnavalesque et grotesque, Seidl fait de l’anormal la norme et propose le miroir inversé du rôle social que l’on imagine ces personnes avoir dans la vraie vie. C’est bien un agent de sécurité que l’on voit prendre du plaisir à se faire torturer par sa femme. Alors bien sûr on peut dire que Seidl va toujours chercher les extrêmes, qu’il aime à grossir le trait, mais là où Sous-Sols fascine c’est qu’auparavant le réalisateur s’était évertué à montrer des personnes désespérément seules. Ici, elles ont trouvé des partenaires pour partager leurs "hobbies", que ce soit le tir, le sexe, la musique ou l’alcool. Nous n’avons pas le sentiment d’existences inachevées que pouvait revêtir son cinéma auparavant. Il en ressort presque une plénitude mais au sein d’un monde névrosé. La caméra observe ces mondes intérieurs révélés et entre dans une forme de jeu. L’artificialité est soulignée par des objets placés à des endroits spécifiques. A-t-on déjà vu des cendriers ou des fauteuils positionnés à des angles si symétriques ? Seidl avoue lui même intégrer de la fiction dans son "documentaire". Là encore, les Mondo movies semblaient avoir montré la voix de ce langage que Seidl a complètement réinterprété à sa manière.
Après Paradis : Espoir, que certains avaient jugé plus assagi, Seidl nous prouve qu’il n’a pas laissé tomber les galeries de grotesques qu’il appréciait tant. On ne pourrait tous les citer, mais ce petit homme qui dit que les prostituées ne lui font pas payer car il a la possibilité d’envoyer des puissantes décharges de sperme ou ce chanteur d’opéra qui s’entraîne devant des stands de tir sont juste jubilatoires. On remarquera d’ailleurs que Sous-Sols se révèle bien plus masculin que les films précédents de Seidl plus axés autour de figures féminines (la trilogie Paradis, Models). Jamais on n’a entendu autant de blagues obscènes ou macho dans son cinéma, bien qu’encore une fois on trouve des femmes qui inversent le modèle patriarcal et qui deviennent entièrement maîtresses de leur propre sexualité. On retiendra par exemple cette femme battue qui s’est épanouie en contrôlant totalement son sadomasochisme et aussi en poignardant son premier mari violent. Le procédé filmique fait que d’ailleurs ce sont les personnages eux mêmes qui dirigent leurs discours et leurs monologues.
Le film enchaîne les tableaux (un ado qui joue la batterie, des femmes qui font la lessive, un collectionneur de trophées de chasse...) sur un principe entièrement subjectif. Les fans de Seidl s’amuseront à compter les symboles religieux sur les murs (l’héritage catholique qui l’obsède et qu’il a tenté d’exorciser dans Jesus you know et Paradis : Foi) et à découvrir ces personnages dirigés par leurs obsessions (la définition du "grotesque" selon Sherwood Anderson), et ils se demanderont si Sous-Sols est un retour en arrière ou un bond en avant pour le cinéaste. Se contente-t-il de faire ce qu’il maîtrise le mieux pour faire plaisir à ses admirateurs maintenant qu’il est largement reconnu ? Ou en est-il arrivé à un cinéma qui n’est plus que forme, avec par exemple ses cuts qui n’arrivent jamais quand on s’y attend afin de créer chez le spectateur une volonté de voir toujours plus loin ? A-t-il atteint un cinéma qui n’est plus que métaphore, comme avec cette image forte de la prostituée obèse coincée dans une cage trop petite pour qu’elle puisse s’asseoir ? Cette vision infernale comme représentation de l’aliénation humaine semble sortir tout droit du Nu dans le jardin d’Eden de Harry Crews. Si Seidl ne cherche pas la vérité au sens propre, il n’en développe pas moins une vision du monde qui ne peut que donner à réfléchir. Comme ses personnages, il a des obsessions et le médium cinématographique l’aide à les extérioriser et les mettre en forme.
Sous-Sols présente donc un regard filmique sur le réel, des fragments incomplets, des petits bouts d’histoire, des fantaisies sexuelles, tout un tas de petites choses dans lesquelles le spectateur pourra piocher pour tenter de mettre à nu l’âme autrichienne et son rapport aux sous sols. Mais le film est à voir avant tout comme un accomplissement total dans l’esthétique que Seidl a mis en place depuis plus de vingt-cinq ans. On se laisse alors porter par la beauté photographique des tableaux, par ce rythme créé par les outillages sportifs, les machines à laver, les mouvements de brasse dans la piscine ou les airs wagnériens joués par une fanfare qui a abusé des spritzers. Et bien sûr, dans le lot, certaines scènes nous clouent sur place, comme celle où la femme montre à ses poupons à forme humaine les pays que papa a visités. Ce père existe-t-il vraiment ? Est-il mort ? De ces non dits peuvent naître la puissance des séquences, leur art de la suggestion et Seidl confirme son statut de maestro de l’absurdité humaine. Brillant.
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