Le 12 mars 2024
- Réalisateurs : Anthony Minghella - René Clément
À quelques jours de la sortie sur Netflix de Ripley - nouvelle variation autour du personnage de Patricia Highsmith -, petite réflexion comparative entre deux films avec le mystérieux Tom Ripley comme protagoniste, une oeuvre culte et son remake, Plein soleil de René Clément, et Le Talentueux M. Ripley. d’Anthony Minghella.
Analyse : Plein soleil, aujourd’hui classique de notre filmographie nationale, a laissé un souvenir puissant et ému à nombre de ceux qui ont eu la chance de voir l’œuvre de René Clément depuis sa sortie en 1960. La gorge se serre, les yeux s’écarquillent : cette fascination qui nous saisit à tout à voir avec l’apparition de ce qui sera l’un des (si ce n’est le) plus beaux paysages du cinéma français de la seconde moitié du XXe siècle : le superbe faciès d’Alain Delon.
Le film français a connu un remake américain en 1999 – logique retour des choses, puisque l’histoire trouve son origine dans un roman de l’Américaine Patricia Highsmith – réalisé par le cinéaste Anthony Minghella, alors tout juste oscarisé pour le succès Le Patient anglais. Si le film ne laissera sans doute pas une trace aussi vive que son prédécesseur dans l’histoire du cinéma, il interpelle sur la manière dont un casting bien choisi peut raconter, sans user de mots, une histoire aux enjeux forts et complexes.
Pour ceux qui n’ont pas vu les films, ou dont le visionnage remonte de longue date, résumons : Tom Ripley est un personnage opaque, aux origines incertaines. Une chose cependant est sûre lorsque le film débute : il est pauvre et a été engagé (du moins le prétend-il) par le père d’un riche play-boy, Greenleaf, pour que ce dernier rentre en Californie s’occuper de l’affaire familiale. Parce que Greenleaf n’a aucune intention de mettre fin à ses festivités transalpines, et parce que Tom se prend d’affection (trouble) pour lui et sa compagne, Marge, il reste auprès de Greenleaf et effectue quelques tâches pour son compte. Les trois deviennent vite inséparables jusqu’à ce que, à l’abri du regard de tous, Tom tue Greenleaf avant de se faire passer pour lui et de s’accaparer ses biens et sa situation.
N’en déplaise aux adoratrices et adorateurs de Jason Bourne ou Will Hunting, le choix de Matt Damon pour reprendre, dans une nouvelle version de l’histoire, le rôle de Tom Ripley (auparavant Alain Delon, donc) a de quoi surprendre. Certes mignon (à l’époque), l’Américain n’a pas la superbe de la muse de Melville et Visconti. Les sourcils sursautent d’autant à la nouvelle suivante : le très beau Jude Law, alors fantasme des adolescentes et choux gras de la presse people depuis le milieu des années 1990, reprend le rôle de Maurice Ronet (Greenleaf). Ce dernier, certes doté de jolis yeux, ne brillait pourtant pas en premier lieux par son sex-appeal ravageur. La mise en scène de Minghella confirme cette inversion : clope négligemment collée au bec, cuir bronzé, torse velu, c’est Jude Law le sur-mâle du film. Bien plus que Damon, c’est lui qui succède à l’icône Delon, épaules larges à la manœuvre d’un vaisseau sur l’affiche de Plein soleil. Curieuse substitution esthétique où le banal remplace le beau et inversement.
Tant de foin pour une affaire de belles gueules, me direz-vous. Il est ici question de septième art, pas d’un calendrier coquin ! Pourtant au cinéma, médium de la monstration par excellence, la beauté est chargée de sens (et pas que, nous aurons peut-être l’occasion d’en parler dans un prochain article). En inversant ainsi les valeurs, Minghella parvient, avec beaucoup de finesse, à brasser par le truchement d’une histoire pourtant similaire des thématiques bien distinctes.
À travers le récit d’un homme qui en tue un autre pour voler son identité, René Clément illustre une véritable lutte des classes. Tom Ripley (Delon) est pauvre. À la suite d’un concours de circonstances, il tisse avec le fortuné Philippe Greenleaf (Ronet) une amitié pleine de soumission où l’un, parce qu’il n’a pas le sou, est toujours l’inférieur, l’employé, le laudateur contraint de l’autre. Bref, monsieur fait paillasson. Histoire malheureusement banale : de telles situations perdurent tous les jours dans nos sociétés où les inégalités pullulent. Quelle force, quelle frustration puissante donne alors à Tom Ripley l’audace de s’attaquer au statuquo ? Le motif n’est jamais formulé, il est pourtant ce qu’il y a de plus frappant dans le film : Tom est beau, à en crever, à ne pas pouvoir l’ignorer malgré ses poches trouées. Si la disproportion de biens est une injustice souvent trop intégrée pour penser à la remettre en question, la supériorité physique – en autre terme naturelle – de Ripley sur Greenleaf (de Delon sur Ronet) est si manifeste, si patente, que l’asymétrie inverse devient insupportable. De quel droit possèderait-il cet argent, ce bateau, et surtout cette femme, alors que je lui suis visiblement supérieur, alors que c’est évidemment moi, et non lui, qu’elle regarde ?
En dirigeant pour son remake un Tom Ripley moins beau que son Greenleaf, Minghella raconte une toute autre histoire. Plus timoré, moins sûr de lui car moins ‘‘doté’’, le Ripley incarné par Matt Damon est en fait moins envieux que désireux à l’égard de Greenleaf. Le personnage incarné par Jude Law ne représente pas uniquement l’argent, mais l’aisance, le charme, la gouaille, et, plus important que tout le reste, une vitalité à toute épreuve. Si bien que le meurtre, loin de l’affirmation d’individualité rendue possible dans Plein soleil, est dans Le Talentueux M. Ripley le moyen de s’effacer, de vampiriser l’autre afin de mieux se substituer à lui.
Remplacer Greenleaf était pour Tom/Delon un moyen de vivre – grâce à la situation sociale de celui qu’il remplace – la morgue, la supériorité presque aristocratique qu’il était née pour incarner, fort de sa plastique apollonienne. Prendre la place de Greenleaf est pour Tom/Damon le moyen de devenir enfin quelqu’un qu’il puisse admirer. Loin de s’affirmer, il se dissout dans l’autre. La mue frappe. Affublé du nouveau patronyme – presque d’une nouvelle peau – Damon adopte une assurance qu’on ne lui connaissait pas, se pare d’un courage, d’une virilité qui lui semblait inaccessible – tout ce qu’était, sans forcer, le Greenleaf de Jude Law.
Virilité. Le mot résume le fond de l’affaire. Voilà pourquoi le remake de Plein soleil, pourtant sorti en 1999, est d’une actualité brûlante à une époque où les réflexions sur le sexe, les codes de la masculinité et les discours sur déconstruction des stéréotypes de genre ont pignon sur rue. Bien que l’état de fait ne soit jamais explicitement formulé, le spectateur n’est guère dupe : le Tom Ripley incarné par Matt Damon est homosexuel. Il ne vise pas à séduire Gwyneth Paltrow (Delon, lui, finissait, un temps, par conclure avec Marie Laforêt) mais bien Jude Law. Ce qu’il se languit d’obtenir, ce n’est pas tant la reconnaissance sociale ou le capital économique, que cette confiance, cette légitimité ressentie comme toute naturelle, des hétérosexuels habitant un monde à leur mesure – qui plus est ceux qui, comme Greenleaf, plaisent aisément à la gent féminine.
À cette aune, la scène au début du Talentueux M. Ripley où Greenleaf apprend qu’une ancienne amante, délaissée après qu’elle soit tombée enceinte, s’est suicidée, devient limpide. Pour les hétéros – semble nous dire Anthony Minghella – la société est un monde de noceurs où les autres (les femmes) payent le prix cher de la frivolité de ces messieurs. C’est cette jouissance, cette inconséquence délicieuse, cette adéquation miraculeuse de ses désirs et de ce que le monde place à sa portée, que désire Tom Ripley lorsqu’il revêt la peau de l’autre. Puisqu’il est incapable de changer le monde, le Ripley de Minghella se change lui-même.
L’assimilation faite, le véritable ennemi est intérieur. Dans la seconde partie de son film, Minghella trouve matière à un superbe faux suspense. Les éléments extérieurs vont bien sûr se déchaîner sur le protagoniste pour le démasquer. Pourtant, d’une habileté à toute épreuve, aucun des opposants auxquels il se confronte ne sont de taille à contrecarrer Tom. D’une certaine manière, tant que Ripley est Greenleaf, tant qu’il est hétérosexuel, rien ne peut l’atteindre, puisqu’il a à ses côtés la bonne société et ses mœurs ratifiées. Ironie cruelle, la menace vient d’un adjuvant, Peter Smith-Kingsley. Le personnage, absent de la version de René Clément, réveille en Ripley ce qu’il avait brutalement tenté d’assassiner lors du meurtre de Greenleaf : son désir pour les hommes. Le constat que dresse Minghella, dans son final amoral à souhait, est finalement bien pessimiste. Ce n’est pas Peter qu’il étrangle pour que sa fiction perdure, c’est sa propre homosexualité qu’il étouffe.
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