Le 18 février 2019
À travers un dispositif fictionnel original, Radu Jude évoque le massacre d’Odessa, perpétré par l’armée roumaine, alliée aux nazis. Un film engagé qui traque les refoulements de l’histoire officielle.
- Réalisateur : Radu Jude
- Acteurs : Ioana Iacob, Alexandru Dabija, Alexandru Bogdan
- Genre : Comédie dramatique
- Nationalité : Français, Allemand, Roumain
- Distributeur : Météore Films
- Durée : 2h00mn
- Date télé : 1er août 2023 02:00
- Chaîne : ARTE
- Date de sortie : 20 février 2019
Résumé : En 1941, l’armée roumaine a massacré 20 000 juifs à Odessa. De nos jours, une jeune metteuse en scène, Mariana Marin, veut retranscrire cet épisode douloureux, par une reconstitution militaire, dans le cadre d’un événement public. La mise en scène sera-t-elle possible ?
- Copyright HI Film Productions, 2019
Critique : La phrase qui donne son titre au film de Rado Jude a été prononcée par le maréchal Mihai Antonescu, vice-président du Conseil de Roumanie entre 1941 et 1944, zélateur du nazisme, responsable de la déportation ou du massacre de quelque 300000 juifs roumains et ukrainiens. L’acmé de cette horreur correspond aux tueries perpétrées à Odessa, à partir du 22 octobre 1941. En à peine une dizaine de jours, quarante-quatre mille civils trouveront la mort. Cent quinze mille juifs et quinze mille Roms seront ensuite déportés de toute la Roumanie. A ce pays où des décennies de communisme n’ont pas vraiment altéré l’image du dictateur Ion Antonescu, le grand ordonnateur de cette extermination - celui dont la politique était jugée par Hitler lui-même encore plus extrémiste que la sienne -, à ce pays donc, le film de Rado Jude vient rappeler des vérités factuelles, sans verser dans le surplomb paternaliste, parce qu’il privilégie le biais d’un dispositif fictionnel tout à fait intéressant. Une jeune femme choisit de mettre en scène cette réalité tragique, à travers un spectacle qui la mobilise sur le terrain et en amont, dans le flux d’un processus réflexif, qui intègre des situations plus personnelles, où l’intimité d’un appartement permet à des corps de se dénuder et de discuter après avoir fait l’amour. Délivrés d’un cadre plus officiel, les individus commentent, sarcastiques, le film de Sergiu Nicolaescu, Oglinda, un plaidoyer en faveur d’Antonescu.
- Copyright HI Film Productions, 2019
Au départ, Radu Jude donne de la chair au propos de ses personnages, ne les assigne pas à la confortable position des prédicateurs, drapés dans leurs vertus symboliques, répartis selon les coordonnées du manichéisme. Souvent juste, son œuvre n’a pas besoin de surligner la tragédie : des plans fixes qui s’attardent sur des photographies de corps suppliciés n’illustrent pas tant les conversations qu’elles les prolongent. Il n’y a rien à rajouter, l’exégèse serait encore de trop. Par ailleurs, la préparation du spectacle exhibe de manière éclairante les fractures mémorielles qui traversent la société roumaine : parce que certains acteurs non professionnels ne s’en tiennent qu’au réalisme d’une reconstitution militaire, parce que d’autres en appellent au philosophe antisémite Nae Ionescu et considèrent le projet artistique de Mariana Marin comme anti-nationaliste, parce que plus globalement, dans le pays, l’opinion publique croit que l’on a combattu le nazisme avec un indéfectible courage et que le maréchal Antonescu fut l’avant-garde de cette lutte ; mais aussi parce qu’une contradiction intéressante au projet de Mariana s’incarne dans le représentant de la mairie, qui fait émerger d’autres génocides oubliés de l’Histoire, comme celui des Héréros en Namibie, au début du vingtième siècle, rappelle aussi qu’au moment où elle s’investit dans ce projet mémoriel, elle n’empêche pas les massacres du temps présent d’être perpétrés. Malgré tout, ce personnage n’étant pas amnésique, sa gêne à l’idée d’évoquer les victimes civiles témoigne du traditionnel désir de réconciliation nationale. Nous autres Français avons aussi connu, du général de Gaulle à François Mitterrand, ces injonctions à la concorde, qui ont permis à tant d’anciens criminels de vivre en paix dans une démocratie retrouvée.
- Copyright HI Film Productions, 2019
Au fil de l’histoire, pourtant, à mesure que les obstacles à son projet se multiplient, Mariana se durcit dans une posture de plus en plus messianique. Ses réponses ne sont plus que de vagues incantations humanistes, en forme de slogans -"Je me battrai jusqu’à la mort pour cela"-, lancés à la cantonade sur une place publique, évidemment. Ce temps faible du film -quelques minutes, heureusement- est rattrapé par le dernier tiers, plutôt acide : on y entend les idioties d’une adjointe au maire, vantant les sacrifices de "nos soldats, pour que nous puissions boire un soda". La même balaie de sa main fine le génocide des Amérindiens. On y rappelle également que l’antisémitisme roumain est bien plus atavique que circonstanciel, s’insinue dans les propos d’éminents scientifiques comme le découvreur de l’insuline, Nicolae Paulescu, d’éminents représentants ecclésiastiques tels que le Patriarche de la Sainte Eglise orthodoxe roumaine, Miron Cristea. Tout cela figure dans un spectacle cathartique qui suscite des réactions contrastées parmi le public. Au terme de ce film original, le constat est sans appel : il faudra bien plus que de spectaculaires représentations scéniques pour venir à bout de l’intolérance.
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birulune 18 février 2019
Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares - la critique du film
J’ai pas vu le film mais l’article m’intrigue (en fait j’ai rien compris) c’est la réalisation d’un film dans le film qui pose problème ??? Ça m’échappe. Le film dans le film a-t-il un nom (le docu-fiction sur la reconstitution du génocide ukrainien-juif) ?
En fait il est là le film. Au lieu de projeter dans les cinémas un film qui se serait appelé LE GÉNOCIDE UKRAINIEN-JUIF, avec les images filmées par les fausses caméras mettant en scène la reconstitution elle-même, celle qui nous est présentée est plutôt une reconstruction de l’histoire, où le personnage fictif qui réalise un docu-fiction sur le génocide ukrainien-juif subit des pressions et doit se battre pour faire reconnaître son œuvre, fictive donc, en cours de tournage.
C’est presque compréhensible.
Antonescu est un peu j’espère le vrai héros de ce film. Va savoir. L’âme d’un pays, ça ne se discute pas. "On n’a pas tous eu la chance d’avoir un De Gaulle" aurait fait un mauvais titre, mais il y a forcément bonnes intentions cachées dans le processus. Chez nous personne n’a discuté la valeur d’un La Rafle du Vel’d’Hiv, très poignant au demeurant, mais romancé, avec des méchants collabos et des gentils juifs,et entre les deux la populace parisienne écrasée sous le joug nazi(c’est beau ça passera sur TF1). C’est compliqué de montrer la valeur réelle d’un crime de guerre j’imagine. La mise en abyme serait, dans Peu m’importe si l’histoire (etc), un moyen de nuancer les choses et de se faire une opinion sur le sujet. Sans dramelet. Sans s’identifier aux victimes uniquement mais à chercher la cause de ce qui a entraîné la boucherie qui a eu lieu en Ukraine pendant l’été 1941.
Avec La Rafle du Vel’d’Hiv (le film, et non l’événement historique du même nom qui désigne l’acheminement des juifs parisiens vers les camps d’extermination en territoire nazis) on essaie de balayer sous le tapis la réalité du drame (on les a laissé partir vers une mort certaine) alors que Peu M’importe Si l’histoire (etc) fait l’inverse : on sort les vieux squelettes du placard et on le jette à la face des générations d’aujourd’hui : leur pays, leur mère-nation, avec tout ses manuels d’histoire et son drapeau sans tâche, souffre aussi d’avoir plier sous le joug de l’opresseur nazi, mais ils n’ont pas collaborer pour faire pire, c’est à dire faire eux même ce que les nazis projetaient de faire, sans chambre à gaz ni camp de la mort.
Je ne discute pas la valeur morale d’une ou l’autre manière de faire (collaborer et laisser massacrer ou faire le massacre soit même) mais je pense que le film répondra sans doute à la question.