Le 15 septembre 2018
L’autobiographie intellectuelle du théoricien de la deuxième gauche. Une évocation passionnante du monde social et politique de ces cinquante dernières années.
- Auteur : Pierre Rosanvallon
- Editeur : Editions du Seuil
- Genre : Roman & fiction
- Date de sortie : 30 août 2018
- Plus d'informations : Le site officiel
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Résumé : Comment les enthousiasmes de Mai 68 ont-ils cédé le pas au désarroi des années 1980 et 1990 puis au fatalisme qui, depuis les années 2000, barre notre horizon politique et intellectuel ? Pourquoi la gauche s’est-elle enlisée dans un réalisme d’impuissance ou dans des radicalités de posture, au point de laisser le souverainisme républicain et le national-populisme conquérir les esprits ? Pierre Rosanvallon se confronte ici à ces questions d’une double manière. En tant qu’historien des idées et philosophe politique, il s’attache à réinscrire les cinquante dernières années dans l’histoire longue du projet moderne d’émancipation, avec ses réalisations, ses promesses non tenues et ses régressions. Mais c’est également en tant qu’acteur et témoin qu’il aborde la lecture rétrospective de la séquence dont Mai 68 a symbolisé l’amorce. Son itinéraire personnel, les entreprises intellectuelles et politiques qui l’ont jalonné et les personnalités qui l’ont accompagné renvoient plus largement à l’histoire de la deuxième gauche, avec laquelle sa trajectoire s’est pratiquement confondue, et, au-delà, à celle de la gauche en général, dont l’agonie actuelle vient de loin. À travers le retour sincère et lucide sur son cheminement, avec ses idées forces et ses doutes, ses perplexités et ses aveuglements, c’est une histoire politique et intellectuelle du présent que Pierre Rosanvallon retrace, dans des termes qui conduisent à esquisser de nouvelles perspectives à l’idéal d’émancipation.
Notre avis : Chantre de l’autogestion à la CFDT, théoricien de la deuxième gauche, Pierre Rosanvallon est, depuis plusieurs décennies, une des figures les plus saillantes de la vie intellectuelle française. De ce point de vue, et aussi parce que son parcours épouse celui d’une époque radicale, celle des années 60 et 70, la lecture de ce livre s’avère passionnante, quoiqu’elle ne surprenne pas dans sa structure, qui privilégie globalement une approche chronologique. Après les espérances suscitées par mai 68, l’historien vit, comme tous ceux qui ont déploré l’avènement du néo-capitalisme et la conversion des socialistes au pouvoir à son dogme dominant, une forme de désenchantement et l’abandon des grandes espérances émancipatrices. Ainsi, la mutation de la CFDT paraît exemplaire, qui céda plus qu’à son tour aux sirènes des gouvernements ultra-libéraux (on se rappelle le soutien de Nicole Notat à Alain Juppé en 1995), alors qu’elle avait accompagné, des années auparavant, avec Edmond Maire, quelques-unes des grandes luttes sociales que Rosanvallon rappelle à juste titre (des accords de Grenelle au combat pour l’avortement).
Au cours de ces années 80 que Felix Guattari nomma "années d’hiver", l’intellectuel se met pour quelque temps en retrait du militantisme et se rapproche de l’EHESS, alors dirigée par François Furet, afin d’y refonder une pensée politique, qui prenant acte des apories du communisme, s’intéresse à la pensée libérale, telle qu’elle fut théorisée en France au XIXème siècle, l’attention de Rosanvallon se portant plus particulièrement sur l’ancien président du Conseil, François Guizot. Autour de Furet, un séminaire s’agrège, rassemble des intellectuels de l’ancienne et de la jeune génération, comme Cornelius Castoriadis ou Marcel Gauchet. Un attelage a priori disparate de rocardiens convaincus, d’antitotalitaires ou de néo-aroniens, mais tous résolus à tourner définitivement la page du militantisme marxiste. Parallèlement, l’auteur entreprend une théorisation de l’Etat, à la lumière des mouvements de décentralisation marqués par les lois Defferre de 1981-1982, qui ont précédé le fameux tournant de la rigueur.
Les années mitterrandiennes sont fustigées à l’aune de promesses non tenues, le grand projet d’une Europe unie semblant un pis-aller dans lequel, pourtant, le président de la République investit alors toutes ses forces. Ce ne fut pas assez, tandis que les rêves d’une gauche progressiste s’estompaient année après année et que certains de ses thuriféraires entreprenaient de serrer la main à de futurs chantres d’un libéralisme décomplexé, comme Alain Minc, à travers la Fondation Saint-Simon. Emblématique de cette inflexion est la trajectoire d’un Jean-Pierre Chevènement, dont Rosanvallon décode le changement de logiciel : après avoir incarné l’aile gauche du parti socialiste à travers le CERES, le futur candidat à l’élection présidentielle n’évoquera plus la nécessaire lutte contre le capitalisme ou les vertus de l’émancipation, mais fera de la restauration d’un Etat fort et indépendant, farouchement anti-atlantiste, les fondements d’une forme de néo-gaullisme. Translaté dans le domaine éducatif, le chevènementisme défendit l’idée d’une école conservatrice, à laquelle se rallièrent des philosophes comme Alain Finkielkraut, pour défendre la conception d’une république plus défensive qu’accueillante, exaltant la crainte du multiculturalisme, vitupérant le délitement de l’autorité magistrale dans les établissements scolaires, configurant l’idée d’un pays menacé de dilution dans l’espace européen.
On sait qu’une conjoncture de crises profita au Front National, dont le livre rappelle les multiples percées électorales à partir des Européennes de 1984. Le propos de Rosanvallon met en exergue les convergences causales de ces succès inattendus : l’entrecroisement de la crise économique et d’une défiance envers la démocratie représentative ou la fin d’une certaine conscience de classe qui expliqua la massive défection des ouvriers au communisme (la moitié d’entre eux vota Marine Le Pen en 2012). De manière un peu rapide, la stratégie de dédiabolisation entreprise par la présidente du parti est abordée, l’analyse soulignant la mutation d’une pensée d’extrême-droite en pensée national-populiste, prompte à renier ses vieilles adhésions idéologiques : bientôt, le FN dénonça les ravages du néo-libéralisme, n’hésita pas à récupérer les figures de Jaurès ou de Marx, réhabilita la figure du Général de Gaulle, pourtant un ennemi atavique, et surtout se délesta de ses haines anti-républicaines, au carrefour de Maurras et du pétainisme.
Ce que repère surtout la réflexion de Rosanvallon, c’est la montée globale des populismes, corrélée à de fortes situations d’inégalités sociales, ainsi qu’aux réelles difficultés du monde économique et financier. Face à cette adversité, l’historien donne à son implication dans la sphère politique les contours d’une activité éditoriale, qui s’incarne à travers La République des Idées, une collection de livres dévolues à éclairer des questions d’actualité ou à remettre dans le coeur du débat des interrogations dont l’urgence se manifeste dès le titre : Les classes moyennes à la dérive, La mondialisation de l’inégalité ou La fracture territoriale sont autant de manifestes engagés. Mais surtout, on retient le livre de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires, en 2002. Sa publication entraîna, on le sait, une importante polémique. L’essayiste y rassemblait une foule assez hétéroclite d’écrivains, d’historiens, de philosophes, dans un cercle vertueux de contempteurs patentés. Leurs vieilles obsessions se nommaient la culture de masse, l’antiracisme, les droits de l’homme, le féminisme : à l’époque, Muray, Yonnet, Houellebecq et d’autres en prirent pour leur grade. Rosanvallon constate que des épigones les ont rejoints depuis, comme Onfray, Zemmour ou Polony et colonisent les tribunes de journaux clairement identifiés tels Valeurs Actuelles, L’Express ou Le Point.
Leurs imprécations visent l’individu de la post-modernité, déjà présent dans le célèbre ouvrage de Lipovestky, L’ère du vide : déterritorialisé, imbu de ses droits, il est vertement tancé en tant que vecteur d’une déconstruction des valeurs communautaires. On ne s’étonne pas que cette disqualification morale se dispense d’une critique sociale, qui mettrait en avant le délitement du lien entre les citoyens dans un monde profondément inégalitaire, et qu’elle concentre ses vieilles lunes contre des événements fondateurs de ce qu’elle nomme "l’alliance libérale-libertaire" : au premier rang, mai 68, qui affole le compteur des critiques. La diversité des réquisitoires convoque des révolutionnaires repentis devenus courtisan du Prince comme Régis Debray, de jeunes kantiens convertis à la lutte contre la French Theory, comme Renaut ou Ferry, ou des philosophes prompts à valider l’indéfectible alliance de l’individualisme et des droits-de-l’hommisme, comme Marcel Gauchet. A rebours de ces diatribes, qui brossent le portrait d’une collectivité peu à peu soumise au joug du libéralisme, Rosanvallon privilégie ce qu’il appelle "la réinvention permanente des figures du social et du bien commun", dont l’individu ne serait pas cette créature sans cesse augmentée, mais constamment renégociée dans ses choix, au diapason des bouleversements sociaux.
Si le livre relie le combat pour l’émancipation, non pas à la simple défense de statuts protecteurs, mais à une observation accrue des mobilités du capitalisme, de sa capacité à assimiler tout ce qui peut s’opposer à lui, il note aussi que face aux dangers que constituent les nationalismes protectionnistes, de nouvelles modalités d’actions sont à réinventer, à la jonction du lien social et d’un impératif de singularité qui préserve l’autonomie des individus. Leur systématisation demeurant un terrain en friche, on lira avec grand intérêt les prochains travaux de Pierre Rosanvallon.
Parution : 30-08-2018
Editions du Seuil
448 pages, 14,6 x 3,1 x 22 cm
- © 2018 Seuil. Tous droits réservés.
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