La Bête humaine
Le 13 mai 2016
En défricheur patenté, Bruno Dumont joue de la comédie comme d’une caisse de résonance expérimentale. Bigarré, imbécile, mal élevé... Ma Loute fait du burlesque un agrément de tragédie avec une maîtrise extraordinaire. Chef-d’œuvre.
- Réalisateur : Bruno Dumont
- Acteurs : Fabrice Luchini, Valeria Bruni Tedeschi, Juliette Binoche, Jean-Luc Vincent, Brandon Lavieville, Raph
- Genre : Comédie dramatique, Fantastique
- Nationalité : Français, Allemand
- Distributeur : Memento Distribution
- Durée : 2h02mn
- Date télé : 24 février 2024 21:04
- Chaîne : France 4
- Âge : Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs
- Date de sortie : 13 mai 2016
- Festival : Festival de Cannes 2016
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Résumé : Été 1910, baie de la Slack dans le Nord de la France. De mystérieuses disparitions mettent en émoi la région. L’improbable inspecteur Machin et son sagace adjoint Malfoy (mal)mènent l’enquête. Ils se retrouvent, bien malgré eux, au cœur d’une étrange et dévorante histoire d’amour entre Ma Loute, fils aîné d’une famille de pêcheurs aux mœurs particulières, et Billie Van Peteghem, la benjamine d’une famille de riches bourgeois Lillois décadents.
- Copyright Roger Arpajou
Critique : La structure de Ma Loute, tout en empruntant à La vie de Jésus, adopte sans surprise la même trame que P’tit Quinquin. Comme si Bruno Dumont avait tissé son film avec le même maillage, en resserrant toutefois au maximum. Ainsi, l’intrigue se déroule essentiellement dans une baie avec en contrebas un hameau de pêcheurs, et en haut de la falaise surplombant l’océan une demeure bourgeoise de style art déco égyptien, le Typhonium. L’atmosphère début XXe, avec son côté rétrofuturiste acidulé et ses couleurs chatoyantes, est le terrain de jeu idéal pour le cinéaste, qui donne libre cours à une série d’expérimentations tour à tour hilarantes et tragiques. Ce choix de planter le décor dans un espace fantasmatique voire surréaliste est une manière pour Dumont de réaffirmer qu’il n’est pas là question de commenter notre société contemporaine, ou de faire de la politique à grand renfort d’allégories. Prenons donc Ma Loute comme il est, c’est à dire comme une comédie burlesque à la frontière du fantastique exempte de tout discours ou de point de vue sur l’état du monde ou sur les laissés-pour-compte du nord de la France. Entendre : Dumont n’est pas là pour jongler avec des stéréotypes mais bien pour faire du cinéma.
- Copyright Roger Arpajou
Les protagonistes de Ma Loute se scindent en trois grandes familles : les Brufort, pêcheurs de la baie accessoirement anthropophages, les Van Peteghem, bourgeois par excellence empêtrés dans leurs traditions et rituels, et le duo inspecteur Machin - Malfoy, comme tout droit sortis de Laurel & Hardy. Les Van Peteghem sont en vacances sur la côte entre vacuité et inepties, tandis que les Brufort consacrent leur temps à pêcher, faire passer les badauds d’une rive à l’autre avant accessoirement de les dévorer. Quant à l’inspecteur Machin et son acolyte Malfoy, ils enquêtent sur de mystérieuses disparitions dans la baie. Mais le nœud de l’histoire, sa pierre angulaire, est l’histoire d’amour déchirante qui va lier Ma Loute, le fils aîné des Brufort, et Billie, la plus grande des sœurs Van Peteghem. Comment ne pas être tenté par les larmes, lors de ces scènes inouïes rappelant les embrassades secrètes de P’tit Quinquin et de sa douce. Sauf que Billie n’est ni une fille ni un garçon, mais un être fascinant dont l’indéterminisme semble être le point d’orgue du nouveau Dumont. Qu’importe la dimension policière de Ma Loute, l’enquête n’est finalement que secondaire, les policiers ne servant qu’à faire la jonction entre les Brufort et les Van Peteghem, eux qui rivalisent sans cesse de facéties.
- Copyright Roger Arpajou
Il serait facile de ne s’en tenir qu’à la seule intrigue de Ma Loute, mais le film est ailleurs. À mi-chemin entre le burlesque (les Brufort et les policiers), la comédie théâtrale classique (les Van Peteghem) et la tragédie romantique (Ma Loute et Billie), le métrage trace inlassablement de multiples trajectoires ici et là. Des sortes de trouées viennent s’immiscer là où l’on ne s’y attend pas. La fuite de Billie dans les hautes herbes après le sermon d’Aude Van Peteghem est un modèle d’envolée lyrique, de changement de ton bouleversant. Comme un air de City Girl, grand mélodrame de Murnau. Ruptures et fêlures sont probablement d’ailleurs les maîtres-mots de Ma Loute. Qu’il soit question de jeu d’acteur, de tonalité, tout se retrouve systématiquement chamboulé. Les chutes des uns et des autres dans le sable ou sur la terrasse, innombrables, participent de ce même double-texte. Comme si Bruno Dumont avait à la fois croisé ses plus grandes tragédies avec Ionesco et Jacques Tati, dont on retrouve ici l’attrait pour les bruitages en tous genres : la trouvaille la plus géniale étant ce bruit de ballon de baudruche émanant en permanence des déplacements de l’inspecteur Machin, qui finira pas s’envoler dans une course-poursuite finale mémorable.
- Copyright Roger Arpajou
Ce mélange bigarré d’interprètes professionnels et amateurs est aussi pour beaucoup dans cette fantastique hybridation. Il faut voir Fabrice Luchini (André Van Peteghem), méconnaissable et bossu, s’avançant péniblement, comme enserré dans du cellophane. D’abord inaudibles ou presque inintelligibles parce qu’hésitants, ses flots de paroles se font plus vifs et précis au fil du film. Valeria Bruni Tedeschi (Isabelle Van Peteghem), pour sa part, se dépêtre dans un corset visiblement trop serré, donnant lieu à des scènes d’un saugrenu époustouflant. Et que dire de la lente transformation de Juliette Binoche, qui après avoir rivalisé de jérémiades tout du long explose dans un bouquet final non-sensique façon Camille Claudel 1915 ? Face à ces pointures que Bruno Dumont a pris soin de "dégonfler" et d’engoncer dans des situations délicates - comme pour susciter chez elles un malaise -, les acteurs amateurs ne sont pas en reste. Les regards de Brandon Lavieville (Ma Loute) donnent une puissance toute cosmique à certaines séquences, tandis que le physique indéterminé de Raph (Billie), dont le prénom lui-même se refuse à toute classification, achève de donner à l’ensemble un aspect composite. Plutôt qu’un banal carambolage entre des classes sociales (bourgeoisie décadente versus prolos carnivores), Ma Loute semble montrer comment tous les extrêmes, quels qu’ils soient, convergent : Isabelle crache pour lustrer une statue comme Ma Loute mollarde pour manifester le peu d’égard qu’il a pour les riches. André découpe le poulet avec la même inélégance que la mère Brufort découpant un pied encore chaud pour ses enfants. De même, après avoir passé tout le temps à tomber, Isabelle Van Peteghem et l’inspecteur Alfred Machin léviteront étrangement au détour de folies visuelles étourdissantes.
Il faudrait davantage qu’un papier critique pour prendre la mesure de l’illumination qui touche Ma Loute. En tout cas, si le Jury de la compétition du Festival de Cannes, présidé par George Miller, souhaitait étonner par sa radicalité, choisir ce nouveau délire métaphysique de Bruno Dumont aurait de quoi faire sens. Souhaitons du moins au Français un prix de la mise en scène, car le travail accompli sur la photographie est spectaculaire et pas simplement esthétisant pour un sou.
- Copyright Memento Films
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