Toni la magnifique
Le 28 mai 2004
Une fois de plus, Toni Morrison brise les clichés sur la communauté noire américaine et se hisse au rang des auteurs de génie.


- Auteur : Toni Morrison
- Editeur : Christian Bourgois

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Depuis son premier livre en 1969, Toni Morrison n’a de cesse d’appréhender la construction de l’identité noire américaine. Love, son dernier roman, ne fait pas exception et l’inscrit définitivement au rang des auteurs de génie.
Une simple mise en garde avant d’entamer le roman de Toni Morrison : ne pas se fier au titre. Love est tout sauf une histoire d’amour. Au contraire la colère, la rancune et le mépris planent au-dessus des personnages. Des femmes exactement, car ce sont elles qui sont au cœur de l’histoire, même si le fantôme d’un homme, Bill Cosey, décédé depuis vingt-cinq ans, rôde autour d’elles. Et avec lui, c’est toute une époque qui s’est définitivement éteinte, celle d’une frange de la société noire des années 50 : des bourgeois, des notables et des intellectuels qui s’encanaillaient dans son hôtel. Cet homme puissant est à l’origine de la haine viscérale que se vouent Heed et Christine. La première n’a que douze ans lorsqu’elle épouse le vieux Cosey, le grand-père de Christine, marquant ainsi la fin de l’amitié qui unissait les deux fillettes. Soixante ans plus tard, elles vivent sous le même toit, hantées par les souvenirs et les regrets d’une vie ratée et se déchirent pour un testament sibyllin.
Ainsi planté, le décor évoque davantage les tragédies et les échecs personnels qui traversent l’œuvre de Francis Scott Fitzgerald, que les interrogations sur le peuple noir, chères à Toni Morrison. Si la fureur de Love n’est pas du même ressort que celle de Beloved, car ici ce n’est pas la violence inouïe de l’esclavage qui détruit les personnages, elle n’en est pas moins intense. En choisissant le huis clos comme technique narrative, la romancière ravive la mémoire de ceux qu’elle appelle "les gens de couleur". Sans militantisme aucun mais avec une cruelle lucidité, elle met en lumière une forme de ségrégation pratiquée par des noirs américains aisés, que la lutte pour les droits civiques a fait voler en éclat. Brisant les clichés autour d’une pseudo solidarité et d’un communautarisme idyllique, Toni Morrison, nous livre l’un de ses romans les plus aboutis dans lequel haine absolue et rédemption se fondent.
Toni Morrison, Love (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke), Ed. Christian Bourgois, 2004, 308 pages, 22 €