Si le Portugal m’était conté...
Le 23 juin 2015
Après le flamboyant Tabou, succès critique et public, Miguel Gomes revient avec Les Mille et une nuits, fresque grandiose ancrée dans le Portugal contemporain. Retour sur le premier tiers d’une œuvre déjà grande.
- Réalisateur : Miguel Gomes
- Acteurs : Rogério Samora, Adriano Luz, Crista Alfaiate
- Genre : Drame
- Nationalité : Allemand, Suisse, Portugais
- Distributeur : Shellac
- Durée : 2h11mn
- Date de sortie : 24 juin 2015
- Festival : Festival de Cannes 2015
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Résumé : Où Schéhérazade raconte les inquiétudes qui s’abattent sur le pays : « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de baleines et de sirènes, le chômage se répand. En certains endroits la forêt brûle la nuit malgré la pluie et en d’autres hommes et femmes trépignent d’impatience de se jeter à l’eau en plein hiver. Parfois, les animaux parlent, bien qu’il soit improbable qu’on les écoute. Dans ce pays où les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être, les hommes de pouvoir se promènent à dos de chameau et cachent une érection permanente et honteuse ; ils attendent qu’arrive enfin le moment de la collecte des impôts pour pouvoir payer un dit sorcier qui… ». Et le jour venant à paraître, Schéhérazade se tait.
Critique : Au commencement était le carton : celui qui avertit le spectateur – premier inquiet – que cette version des Mille et une nuits n’est pas une adaptation du livre. Si on s’en inspire de manière assumée, c’est pour la structure. Là aussi, c’est Schéhérazade qui va nous raconter, à travers différentes fables délicieusement grotesques, le déclin d’un pays. Le film n’est pas non plus un reboot de celui de Pier Paolo Pasolini. De fait, Les Mille et une nuits de Miguel Gomes ne ressemble à rien de connu, c’est ce qui en fait un métrage si réjouissant.
Pourtant, le récit s’ouvre sur une double crise : celle, sociale, de l’impuissance des ouvriers devant la fermeture d’un chantier naval ; et une autre, plus écologique, provoquant une attaque de guêpes tueuses.
Il faut souligner l’originalité de l’approche semi-documentaire du réalisateur, qui se met en scène au début du film comme impuissant à raconter une histoire pour laisser sa place à Shéhérazade. Pour construire ce récit, des journalistes ont été engagés afin de tirer le meilleur des faits divers comme des informations qui jalonnent le quotidien au Portugal. Il s’agissait ensuite pour le réalisateur et sa coscénariste de réinventer ces événements en les confrontant à une certaine mythologie locale et la rêverie des habitants. Le résultat, titanesque, a nécessité quatorze mois de tournage dont on tire six heures de film, finalement réparties en trois fragments de deux heures chacun, qui sortiront à un mois d’intervalle sur les écrans français.
Dans un pied de nez formidable à la crise, Gomes célèbre avec brio la force inouïe de l’imaginaire, seul rempart à la barbarie d’une société qui n’en peut plus d’endetter ses enfants. Bienvenue donc dans un monde où les animaux tour à tour s’expriment et implosent, où les terres prennent feu sous le coup d’une déception amoureuse et les politiciens ne peuvent plus stopper leurs érections. Que choisir dans cette profusion d’histoires, de contes et de faits divers ? Gomes nous guide dans son œuvre avec des cartons chapitres, interludes qui jalonnent le film. Pour raconter la crise sans pathos, le réalisateur choisit de rire de l’austérité sans l’éloigner de sa réalité actuelle. Et si c’était ça, le surréalisme ?
La réussite absolue de ce parti pris tient au regard porté par le réalisateur sur ses personnages. Dans l’œilleton de la caméra, ils redeviennent des personnes, puisque filmés à hauteur d’homme. La narration traite avec un grand respect leurs rêves, peurs et désirs. Le fragment qui voit de jeunes ados s’envoyer des textos prend par exemple leur histoire d’amour très au sérieux, malgré le coté grotesque de l’orthographe SMS. Dans un autre chapitre, le Premier ministre dessine des licornes au lieu de donner son avis sur un point politique. Les politiciens s’affrontent et s’insultent par traducteurs interposés. Vers la fin, Luis, syndicaliste, se lance dans un projet insensé : amener tous les chômeurs portugais à se baigner dans la mer ensemble pour commencer l’année par un renouveau positif. On dresse également le portrait de quatre travailleurs au chômage qui sont surnommés « les magnifiques. »
Ce respect global pour toute forme d’imaginaire confère un aspect presque mystique au film. Ce premier fragment, déjà un film somme, dont Gomes révèle qu’il s’est construit au montage, oppose au malheur un tel foisonnement romanesque qu’il en devient envoûtant.
Fort de tous ces éléments, le premier volume des Mille et une nuits prend la forme d’un objet filmique hybride et enchanteur où il ne faut pas chercher le sur-signifiant. Un conte en liberté sur une population portugaise fière et désolée. Face à la crise et au manque d’argent, la vraie richesse du peuple portugais réside dans ce pouvoir de rêver, parfois d’avoir peur et de réinventer sans cesse un quotidien moribond.
Gomes s’empare d’une mythologie pour en créer une nouvelle, furieusement contemporaine, prouvant encore une fois quel grand cinéaste il est devenu.
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