"Ils ne prendront pas Piccadilly" !
Le 3 janvier 2018
Personne n’y croyait, il l’a fait ! Ou quand la figure immortelle de Winston Churchill réveille en nous la flamme du patriotisme dans un biopic passionnant.
- Réalisateur : Joe Wright
- Acteurs : Kristin Scott Thomas, Gary Oldman, Stephen Dillane, Ben Mendelsohn, Samuel West, Lily James
- Genre : Drame, Biopic, Historique
- Nationalité : Britannique
- Distributeur : Universal Pictures France
- Durée : 2h05mn
- Date télé : 9 décembre 2023 22:24
- Chaîne : Ciné+ Premier
- Box-office : 748 988 entrées France / 242 253 entrées P.P.
- Titre original : Darkest Hour
- Date de sortie : 3 janvier 2018
Résumé : "Darkest Hour" s’intéresse à une partie de la vie de Winston Churchill, à partir de mai 1940, lorsqu’il devient Premier ministre en pleine Seconde Guerre mondiale.
Critique : Le cinéma est vraiment un art extraordinaire : alors que la culture devient progressivement la vitrine de l’âme d’un pays, voilà que bientôt sa population toute entière devra considérer les cinéastes comme des trésors nationaux. Au Royaume-Uni, le réalisateur Joe Wright devrait donc prochainement recueillir les lauriers d’une carrière qui célèbre les grandes figures britanniques, que ce soit des écrivains comme Jane Austen (Orgueil et Préjugés) ou des grands hommes comme Winston Churchill. C’est à cet homme politique qui a changé le destin de son pays que Joe Wright consacre aujourd’hui un biopic passionnant, offrant à Gary Oldman son meilleur rôle. En suivant celui qui fut nommé Premier ministre le 10 mai 1940, au nez et à la barbe de son parti qui se méfiait de son exubérance, Joe Wright offre une immersion totale dans une époque délicate, en se basant sur une mise en scène subtile et originale.
- Copyright Universal Pictures International France
Si le scénario s’articule autour de trois discours que Winston Churchill a prononcés en mai et juin 1940 à la Chambre des Communes, ce parlement qui ressemblait pour le diplomate à une fosse aux lions, le film dépeint la situation politique de l’époque et cherche à montrer comment les Britanniques ont progressivement choisi la voie de la résistance. Alors que l’Ouest de l’Europe s’effondrait face aux armées allemandes, le Royaume-Uni a tenu bon, refusant obstinément de se soumettre aux quatre volontés d’un Adolf Hitler qui se méfiait terriblement de ce petit bonhomme qui aimait fumer des cigares, porter des couvre-chefs et manifestait pour la rhétorique une maîtrise qui faisait trembler tous les adversaires de la Couronne britannique. Une Couronne qui, d’ailleurs, n’appréciait que peu ce Premier ministre guère impressionné par ces majestés et ces nobles qui dirigeaient alors le pays.
Alors que le film distille un climat politique plus que tendu, tout l’enjeu est de présenter les adversaires de Winston Churchill, qui a résisté aux ennemis de l’intérieur et de l’extérieur pour que le Royaume-Uni conserve sa souveraineté. La mise en scène, d’une maîtrise absolue face à l’ampleur de la tâche, a cela de fantastique qu’elle parvient à représenter la solitude d’un personnage qui tenait entre ses mains le sort de millions de concitoyens. Les mouvements de caméra, piquants et dynamiques, saisissent les émotions à différentes échelles afin d’offrir des plans d’ensemble de tous les protagonistes : les Britanniques, les politiques, la Couronne anglaise, puis Winston Churchill.
- Copyright Universal Pictures International France
Tout le génie du long métrage est là : s’appuyer sur l’humour pour mieux mettre en lumière la cocasserie du personnage, sa force et son intelligence face aux membres de l’opposition et de son propre parti politique qui cherchent, pendant plus de deux heures, à lui prendre le pouvoir et à proposer des pourparlers de paix avec un Adolf Hitler qui retient en otage des soldats britanniques en Normandie pendant que d’autres ne font qu’en parler. La seule scène du film qui dépeint la guerre, dont il est question pendant tout le biopic sans jamais être montrée, est l’objet d’un plan-séquence sublime qui vient couronner une mise en scène savoureuse, basée sur une photographie qui joue avec les époques pour offrir des images vintage d’une population tourmentée.
C’est au cœur de ces procédés techniques bien employés et d’un scénario efficace que Gary Oldman peut déployer tout son talent, fruit d’un travail colossal qui le voit se glisser dans la peau de Churchill bien mieux que tous ses prédécesseurs. Aidé par le spécialiste des prothèses Kazuhiro Tsuji, pointure dans son domaine, l’acteur disparaît pour laisser toute la place à son personnage, plus vrai que nature au sein de ce biopic qui redonne ses lettres de noblesse à un genre qui a fait ses preuves, au point de proposer des portraits de célébrités à tort et à travers.
- Copyright Universal Pictures International France
Si les intentions de Joe Wright sont nobles, il n’en fallait pas moins pour offrir un film de toute beauté, que Winston Churchill méritait bien. Le personnage est rendu attachant par les circonstances et il devient alors très amusant pour le spectateur de le soutenir, lui qui est attaqué de toutes parts, entre ceux qui veulent être Premier ministre à la place du Premier ministre, l’opposition qui préfère s’accorder avec Hitler au lieu de l’affronter, sans oublier bien sûr les alliés d’hier sur lesquels il n’est plus possible de compter aujourd’hui. Les affrontements avec les uns et les autres donnent lieu à des joutes verbales qui subliment la beauté de la langue anglaise tout en offrant des morceaux de bravoure qu’il devient rare de voir au cinéma.
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En glorifiant la politique, tout en dépeignant une figure charismatique qui est parvenue, grâce à son talent, à maintenir la guerre à distance de son pays bien-aimé, le film jette un point de vue nouveau, intimiste et instructif sur la vie d’une figure incontournable de l’histoire britannique et finalement du monde. En s’attardant sur une période bien précise de sa vie et de sa fonction, le long-métrage offre l’opportunité d’assister à la naissance d’un héros, sans chercher à cacher ses vices et son caractère bien trempé mais au contraire à apporter un éclairage neuf sur une période délicate.
Enfin, à la rédaction, loin de nous l’idée de vous donner des ordres, bien que nous allons nous risquer ici, et uniquement pour la bonne cause, à vous donner un conseil... Mais vraiment, face à un film qui met en valeur la beauté de la langue de Shakespeare, nous ne pouvons que vous recommander d’éviter de le voir dans la langue de Molière. La rhétorique étant le point fort de Winston Churchill, ses discours ayant entraîné son pays dans la résistance la plus héroïque, c’est le moment de lui rendre hommage car il a su prendre les bonnes décisions au bon moment. Le grand homme le vaut bien...et le grand Gary Oldman aussi.
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François Delpla 7 janvier 2018
Les heures sombres - la critique du film
Une critique d’historien, auteur entre autres de deux livres, Churchill et les Français (1993) et Churchill et Hitler (2012)
Le film de Wright piétine un tabou, celui du duel qui opposait Churchill à son ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, du moins jusqu’au 28 mai, jour où une séance de la Chambre des Communes est censée consacrer la victoire du premier ministre.
Dès le 9 mai, on voit Halifax déplorer l’état de guerre et souhaiter qu’on en sorte par la négociation. Puis Churchill prononce son fameux discours inaugural, sans recueillir le moindre applaudissement, et les nouvelles du front minent rapidement sa position. Halifax prend la tête de la fronde mais Chamberlain n’est pas en reste : tous deux conspirent pour renverser le gouvernement (dont ils sont respectivement le deuxième et le troisième personnage !) par une motion de censure. Churchill est obligé d’accepter que Halifax sonde Mussolini le 25 mai par son ambassadeur à Londres, Giuseppe Bastianini. Puis le cabinet décide, le 28 mai, de rédiger une demande officielle de médiation au gouvernement italien. Churchill lui-même est alors en proie au doute.
Mais il prend le métro, pour la première fois. Reconnu et salué, il demande aux voyageurs « comment ils tiennent le coup » et requinqué par leur courage et leur confiance, il harangue avec succès les ministres puis les députés. Chamberlain lève alors son veto et son mouchoir, signe convenu pour déclencher les applaudissements des députés conservateurs et Halifax conclut, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, que Churchill a « mobilisé la langue anglaise ».
Cette œuvre est une brèche énorme dans un mur épais. Churchill lui-même avait passé sous silence les divergences du cabinet, pendant la guerre comme il sied quand on veut mobiliser un pays, et ensuite pour sauvegarder 1) le prestige que son opiniâtreté solitaire de 1940, qui avait conduit à la victoire, valait au Royaume-Uni et 2) l’unité du parti conservateur, dont il entendait rester et dont il resta la chef, auréolé et intouchable du fait de cette victoire.
Les débats du cabinet, mis en forme dans des « minutes », sont accessibles depuis 1971. Or, pendant deux décennies, les historiens n’ont remarqué aucune divergence avec les mémoires de Churchill. En 1990 enfin, John Lukacs les a lues sans œillères pour les besoins de son livre intitulé The Duel / The Eighty-Day Struggle Between Churchill and Hitler. Non content de mettre au jour la fronde de Halifax, il a tiré une conclusion inédite : Hitler avait alors manqué d’un cheveu une victoire totale. Le grand historien américain d’origine hongroise a récidivé en 1999 dans Five Days in London / May 1940, un livre concentré sur la période du 24 au 28 mai. Ces deux ouvrages ont été abondamment traduits et sans doute largement lus, mais n’ont guère infléchi les analyses antérieures. Témoin, en particulier, le travail d’Ian Kershaw : dans son Hitler, en 2001, il passe rapidement sur cette crise sans lui attacher une importance particulière et dans Fateful Choices, en 2007, où il consacre à la décision anglaise de continuer la guerre un chapitre entier, il aseptise l’affaire en la réduisant à un débat de bonne compagnie où Churchill convainc Halifax grâce à la supériorité de ses arguments.
Soulevée, une chape de plomb peut très bien retomber et le devoir de tout amateur d’histoire est de faire en sorte que, désormais, la terrible solitude de Churchill au moment de la débâcle française soit reconnue sans circonlocutions. Pour y aider, il n’est sans doute pas inutile de signaler les erreurs historiques du film.
Autant il est vrai qu’après la percée de Sedan Halifax met tout en œuvre pour arrêter la guerre (notamment en présentant à Churchill, au terme des débats du 27 mai, une démission qui, si elle était rendue publique, sonnerait le glas du gouvernement), autant il est faux qu’il ait parlé de négociation dès le 9. Il cherche un terrain d’entente avec l’Allemagne pour ne pas trop écorner les finances de son pays et sa capacité de faire face à des nécessités militaires qui sont loin de ne concerner que l’Europe. L’agression de Hitler contre la Pologne méritait bien une déclaration de guerre et, s’il entend limiter le coût du conflit, il n’est pas « pour la paix à tout prix ». C’est la récente dégradation de la situation militaire qui le meut : jusque là il tolérait Churchill, à présent il est persuadé qu’il va dilapider en pure perte le patrimoine du Royaume.
Mais pourquoi refuse-t-il le poste de premier ministre, qui lui tend les bras le 9 mai ? La seule raison qu’il donne, « mon heure n’est pas encore venue », est obscure. On voit bien par ailleurs que Chamberlain continue à diriger le parti conservateur mais ceci n’est pas mis en rapport avec cela. En fait il y a une faille entre Chamberlain et Halifax, par où se glisse Churchill, et pour devenir premier ministre, et pour surmonter la crise déclenchée par la débâcle militaire sur le continent. L’ancien PM a insisté pour garder la présidence du parti conservateur, contrairement à toutes les traditions qui la réservent au PM en exercice. Halifax, étant lord, ne pourrait parler aux Communes et devrait recourir à un porte-parole… désigné par le président du parti, donc par Chamberlain. Il accepte Churchill comme une solution de transition qui, si elle échoue, reposera la question de la présidence du parti.
Halifax, à la fois ébloui et épouvanté par les victoires allemandes, est à court d’imagination pour les limiter, sinon par la diplomatie. Dans le film il calcule qu’il est « l’intérêt de Hitler » que ses conditions de paix ne soient pas trop dures. Dans la réalité, on sait aujourd’hui que dès le 6 mai Berlin a donné une idée précise de ses futures conditions en cas de victoire, par l’intermédiaire de l’homme d’affaires suédois Dahlerus. Il siérait de ne plus perdre de vue ce dossier, mis au jour par John Costello en 1991 (après une esquisse imparfaite de Benoist-Méchin en 1956) et détaillé dans Churchill et les Français, ch. 12, en ligne : https://www.delpla.org/article.php3?id_article=377 .
Quant à Churchill, c’est très bien de le faire descendre de son piédestal en le montrant tenaillé par le doute… mais pas de cette façon-là. Pas en le faisant s’épancher devant n’importe qui et même dicter à une imaginaire secrétaire un message de capitulation, juste avant de se faire rafistoler le moral par le peuple dans un wagon de métro. Il avoue ses états d’âme fluctuants à un Colville, à un Eden… des semaines ou des mois après. Non seulement la scène du métro, comme le message capitulard, sont inventés, mais ces inventions brouillent fâcheusement les idées. Nous sommes en temps de guerre, et d’une guerre menée tambour battant par un maître de la surprise. L’information est rationnée et si le peuple réagit, c’est surtout en ouvrant de grands yeux ébahis, certainement pas en analysant la situation et en suggérant des solutions.
Une dimension manque complètement dans le film : la dimension répressive. Churchill ne peut pas, pour des raisons d’équilibre politique, mettre Halifax en prison sous une accusation de défaitisme, mais il fait un exemple en incarcérant Mosley, chef du parti fasciste britannique, et plusieurs centaines de ses partisans, à partir du 23 mai, en vertu d’une loi adoptée le 22 sous l’égide de Chamberlain et d’Attlee. Voilà qui nous éloigne d’Ian Kershaw et de ses discussions entre gentlemen au sein du cabinet !
La plus grande erreur que pourraient commettre des spectateurs qui se fieraient trop à ce film serait de croire que l’ovation reçue le 28 mai (non point aux Communes mais lors de la réunion des ministres) avait clos le débat. Tout ce que Churchill obtient ce jour-là de ses collègues du cabinet de guerre, c’est que la discussion sur la médiation italienne soit suspendue jusqu’à ce qu’on connaisse le nombre des soldats évacués par Dunkerque. Et ce que Churchill obtient le 4 juin en magnifiant cette évacuation, bien aidé par Mussolini dont la volonté d’entrer en guerre s’est entre-temps affermie, c’est que la question soit oubliée. Elle n’a donc pas été tranchée, jamais, et il est logique qu’elle se pose à nouveau quand la France abandonne la lutte. Le véritable tournant se produira le 3 juillet ou plutôt le 4, quand l’affrontement sanglant de Mers el-Kébir avec la marine française, survenu le 3, fait l’objet d’un discours churchillien qui retourne des Communes initialement perplexes, le premier qui soit ovationné par les députés : voilà qui donne enfin un peu d’air à la politique de lutte à outrance.
En résumé, ce film a l’immense mérite de mettre le doigt sur un fait aussi essentiel que méconnu, la solitude de Churchill au sein des élites britanniques, dans son option antinazie résolue, entre le 10 et le 28 mai 1940, qui a pour corollaire (insuffisamment souligné) le fait que Hitler a failli remporter alors une victoire décisive. Il a le défaut de ne pas montrer suffisamment la redoutable habileté du coup porté par l’Allemagne et la solidité de sa position, qui allait lui permettre encore de côtoyer la victoire pendant plusieurs semaines.
(1) La traduction française (Plon, 1947, t. 3, p. 93) est convenable : « Ce rapport qui fut, cela va sans dire, écrit à l’heure la plus noire, avant le sauvetage de Dunkerque ( ) était grave et sombre. Mais le cabinet de guerre et les quelques autres ministres qui en eurent connaissance étaient tous du même avis. Il n’y eut pas de discussion. De coeur et d’âme nous étions à l’unisson. »
François Delpla 7 janvier 2018
Les heures sombres - la critique du film
Dans une version plus longue, je critique notamment les rôles féminins http://www.delpla.org/site/articles/articles-11-127+darkest-hour-churchill-en-mai-1940.php .
Jacques Eutrope 8 janvier 2018
Les heures sombres - la critique du film
CE FILM EST ESSENTIEL.
Malgré ses quelques erreurs factuelles, ce film représente une percée salutaire de la réalité dans la muraille du roman national britannique.
Jusque là, le roman national britannique est entretenu par la doxa politique et historique malgré les travaux déjà publiés depuis 25 ans.
Ceux qui veulent prendre la mesure de cette avancée grâce à cette œuvre et qui veulent connaître la réalité historique doivent impérativement voir le film et lire les deux ouvrages de François Delpla :
• Churchill et les Français
• Churchill et Hitler
Jacques Eutrope 14 janvier 2018
Les heures sombres - la critique du film
LES HEURES SOMBRES – THE DARKEST HOUR
Le roman national britannique, fin ou consolidation ?
Le titre de mon propos traduit-il une hésitation de ma part ?
Non, c’est au contraire de clarté et non pas d’hésitation qu’il est question.
Indiscutablement ce film est un progrès mondial et grand public d’une thématique qui est chère à François Delpla depuis le début des années 1990, laquelle ne parvient pas à percer en France et ailleurs, autant dans la classe politique qu’à l’université, ou particulièrement chez les historiens militaires, ce qui n’est pas sans conséquences dans l’interprétation de l’arrêt de Dunkerque.
Le sujet qui est principalement mis sous la lumière par ce film, est la fragilité considérable de Winston Churchill une fois au pouvoir, dès le moment où il est désigné officieusement comme Premier ministre du Royaume-Uni, le 9 mai 1940, à la veille de l’attaque allemande sur le front Ouest, et pendant les premières semaines, après sa prise de fonction.
La position de Winston Churchill est fragile parce qu’elle est sévèrement contestée par les leaders du parti conservateur, Chamberlain et Halifax. Le premier est le chef du parti conservateur et le principal auteur de la politique d’appeasement. Le second est le ministre des Affaires étrangères qui veut introduire la médiation de l’Italie dans le conflit avec l’Allemagne pour parvenir à une situation qui épargnerait le Royaume-Uni.
Ce dévoilement à l’usage du grand public est une première qui met un terme à l’axe fondamental du roman national britannique développé et entretenu par les élites d’outre-manche à partir des mémoires de Winston Churchill publiés après-guerre. Roman national britannique qui est d’ailleurs un roman international auquel il devrait être ainsi mis fin. Winston Churchill avait tout intérêt lorsqu’il est devenu leader du parti conservateur, après le décès de Chamberlain et l’éloignement de Halifax, à répandre la vision d’une unité politique mythique du Royaume-Uni, face au nazisme, dès le 10 mai 1940 dont il se voulait le représentant et le chef.
C’est donc la fin du tronc de l’arbre majestueux et puissant du roman national britannique ; c’est la fin du mythe que Winston Churchill ait été nommé par toute la classe politique, unie comme un seul homme derrière lui, pour faire face à l’attaque allemande du 10 mai 1940. C’est essentiel au progrès de la science historique. En cela, ce film travaille comme un puissant brise-glace, dans une glace froide et épaisse.
Ce film liquide-t-il pour autant tout le roman national britannique ?
L’abattage du tronc principal et de sa large couronne, s’il signifie la fin du mythe principal britannique, laisse subsister deux thèmes puissants du roman national qui s’épanouissent allègrement tout au long de la seconde partie du film. Ils ne sont pas nouveaux puisqu’ils existaient pendant la guerre.
Si Churchill est considéré, à juste titre, comme le dénonciateur le plus précoce et le plus vigoureux de Hitler, il n’en reste pas moins qu’il est aussi présenté dans le film comme un homme qui fait partie du sérail aristocratique politique conservateur mais qu’il n’en connaît ni les usages ni les manières, et surtout qu’il ne connaît pas non plus le peuple ; Churchill ne connaîtrait pas le prix du pain et il n’aurait jamais pris le métro dans Londres. C’est oublier un peu vite qu’il a combattu aux côtés du peuple dans les tranchées, en France, lors de la Grande Guerre.
Le film, s’il ne peut pas faire l’impasse sur le scepticisme du roi lors de la nomination de Winston Churchill, élève rapidement le souverain au rang d’un soutien essentiel de Churchill. Ce film, qu’on le veuille ou non, réintroduit le mythe d’une famille royale unie derrière Churchill et surtout derrière les idées antinazies de Churchill, sinon dès le début de l’offensive allemande de mai 1940, du moins dans les jours qui suivirent, au point même d’élever le roi au rang d’un conseiller politique et personnel de Churchill. Le film présente, en plein crise politique entre Churchill et Halifax, une visite du roi à Churchill qui succède à une rencontre entre le monarque et Halifax que nous apprenons de la bouche du souverain mais dont nous ignorons complètement la teneur. Pourtant, c’est au cours de sa visite à Churchill, qui succède à cette rencontre avec Halifax, que le monarque lui annonce son ralliement et lui apporte son soutien. Quelle aurait bien pu être la teneur des conversations, la veille, entre le roi et son ami Halifax ? Le film n’en fait pas état. Tant que les archives de guerre de la famille royale britannique ne seront pas ouvertes nous n’y verrons pas clair. Pendant qu’elles sont fermées nous pouvons d’ailleurs légitimement nous demander ce qui en est fait et ce qui y est fait. En attendant, le mythe de la monarchie britannique antinazie, largement unie derrière Churchill quasiment dès le début, est vivifié par l’approche du film. Ainsi celui-ci restaure finalement le mythe de l’unité nationale antinazie.
The Darkest Hour fait apparaître une unité complète de l’éventail social britannique, d’une extrémité à l’autre, depuis le roi jusqu’au peuple. C’est le roi qui est aux commandes dans le film à ce propos. Il connaîtrait son peuple et suggère à Churchill de se rendre à son chevet pour qu’il lui indique la juste voie. Churchill, aristocrate mal embouché, se civilise et descend dans les couloirs du métro pour y toucher du doigt et y entendre, de ses propres oreilles, la force et l’unité britanniques. Le récit politique se mue en une fable épique, mais au passage un second thème mythologique est régénéré et revivifié. L’unité et l’unanimité de tous les Britanniques étaient là. Halifax, aidé de Chamberlain, allait commettre une lourde erreur. Le roi indique la voie. Churchill n’avait qu’à ouvrir sa porte au roi, à être plus aimable, et à se baisser pour ramasser l’unité et l’unanimité de tous les Britanniques qui gisaient à terre du fait de ses maladresses. C’est tout juste si on ne nous dit pas que Churchill avec son sale caractère a favorisé pendant des années les appeasers et a empêché la famille royale d’être lucide à l’encontre du nazisme.
Il resterait à démontrer que le roi s’est rallié aussi vite à Churchill et que la totalité du peuple britannique était favorable à la lutte contre le nazisme. Si nous contestons les deux thèmes récurrents du roman national britannique véhiculés accessoirement par le film, nous gardons et nous louons le fait qu’il s’attaque magistralement au thème principal de cette mythologie : l’unité de la classe politique britannique derrière Churchill lors de l’attaque allemande du 10 mai 1940, et ensuite. Ce film est une grande percée historique malgré ses limites.