Chinoise Shoah
Le 16 avril 2023
Un monument funéraire âpre, douloureux et exigeant qu’il est indispensable d’avoir vu pour comprendre l’histoire de la Chine contemporaine.
- Réalisateur : Wang Bing
- Genre : Documentaire, Drame historique
- Nationalité : Français, Chinois, Suisse
- Distributeur : Les Acacias
- Editeur vidéo : Arte Editions
- Durée : 8h26mn
- Titre original : 死靈魂 (Dead Souls)
- Date de sortie : 5 juin 2018
- Plus d'informations : La boutique d’Arte
- Festival : Festival de Cannes 2018
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– Festival de Cannes 2018 : Hors compétition, séance spéciale
– Sortie en salle le 24 octobre 2018 : partie 1, 2h46 ; partie 2 : 2h44 ; partie 3 : 2h56
– Sortie DVD le 5 juin 2019 : éditions Arte
Résumé : Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés d’"ultra-droitiers" lors la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.
Critique : Ce fut le plus long documentaire jamais projeté au Festival de Cannes : présenté hors compétition, à l’occasion de l’édition 2018, lors d’une projection fleuve, Les âmes mortes est un chef-d’œuvre de huit heures et demie, découpé en trois volets, un projet qui rappelle inévitablement l’ambition mémorielle du Shoah (1985) de Claude Lanzmann, tant par ses dimensions, par son sujet que par sa forme qui alterne récits de survivants et prises de vue sur les lieux du drame.
Il n’y est toutefois pas question de l’Holocauste, mais des crimes du maoïsme, et plus précisément de la campagne de répression qu’a menée, de 1957 à 1961, le gouvernement chinois contre les « ultra-droitiers » et durant laquelle un mot de travers, une critique adressée à un cadre, l’inimitié d’un supérieur suffisaient pour être déporté.
- Copyright : Wang Bing
Dans Les âmes mortes, Wang Bing fait tout autant œuvre de documentariste que d’archiviste : pendant treize ans, il a ainsi réuni six cents heures de témoignages de plus de cent-vingt victimes, réduits à vingt entretiens, et qu’il choisit de montrer dans l’ordre chronologique de leur tournage : un dispositif singulier qui lui permet de mettre en évidence les conséquences des événements, dont le gouvernement chinois organise sciemment l’amnésie et dont le film constituera le mémorial.
Les témoins qu’il interroge sont en effet des rescapés de la purge « anti-droitière » qu’à la fin de l’année 1957, Mao Zedong, inquiet face aux insurrections en Pologne et en Hongrie, lança à l’issue du Mouvement des Cent Fleurs. Présentée, à l’origine, comme une invitation à débattre librement des rapports entre le Parti et le peuple, cette campagne offrit, en réalité, un prétexte au gouvernement pour réprimer sans pitié ceux qui avaient eu le malheur de se livrer à la critique. Poursuivie durant le Grand Bond en avant, elle envoya des centaines de milliers de personnes dans des « camps de rééducation par le travail » (laogai). Et ce n’est qu’en 1961 que la campagne prit fin : les camps ne furent, toutefois, pas libérés mais seulement vidés, dans la mesure où la plupart de leurs occupants étaient simplement morts de faim.
- Copyright : Wang Bing
Mais, s’ils ont alors réussi à lutter contre la mort, beaucoup des survivants sont aujourd’hui rattrapés par elle : ils sont devenus des vieillards affaiblis, parfois alités, réduits à un souffle qui semble être le dernier. Des cartons nous annonceront que certains d’entre eux sont décédés depuis les entrevues et d’autres ont disparu pendant le tournage ; et le spectateur assiste à leurs funérailles, durant lesquelles s’expriment les griefs des familles qui ont été, durant toutes ces années, réduites au silence et ont vécu dans l’opprobre, parfois, jusqu’aux années 1980. En réalisant son documentaire, Wang Bing mène donc un combat contre la disparition des déportés, recueille leurs témoignages avant que les derniers survivants ne perdent définitivement la mémoire, afin que l’injustice qu’ils ont subie ne tombe pas dans l’oubli, et que leurs récits puissent constituer autant de déclarations opposables aux versions officielles d’une histoire que le gouvernement entreprend de réécrire de manière définitive.
Car certains, parmi les victimes, ont trop fait confiance au Parti comme cet étudiant, communiste de la première heure, qui est arrivé au camp avec les œuvres de Marx, Lénine et Mao dans sa valise, croyant qu’il aurait le temps de les étudier tout en se formant au travail manuel. Tous n’avaient, d’ailleurs, pas forcément critiqué le régime : il fallait remplir les statistiques d’ultra-droitiers ciblés par le gouvernement et beaucoup des déportés n’ont eu que le tort d’être des intellectuels, des artistes ou des responsables politiques. Certains d’entre eux exorcisent aujourd’hui leur douleur derrière des rires nerveux, d’autres versent devant la caméra des larmes amères. Mais tous ont, à l’époque, caché la réalité à leur famille, sans doute du fait de la censure imposée dans les camps, mais aussi pour ne pas inquiéter leurs proches.
- Copyright : Wang Bing
Et tous disent aujourd’hui qu’ils ont vécu « l’enfer sur Terre », comment décimés par la maladie, l’épuisement et la faim, ils se terraient dans des galeries, sur des banquettes creusées dans la terre jaune caillouteuse et incultivable, parfois uniquement pour pouvoir agoniser. Car il n’y avait, en réalité, pas de camps à proprement parler, pas même de vrais bâtiments, si ce n’est pour les gardiens ; et, une fois ces derniers décimés par la famine, il n’y avait même plus ni fils barbelés, ni barreaux, juste des prisonniers qui n’avaient tout simplement nulle part où aller. Ne s’étendait autour d’eux qu’un immense désert où les survivants enterraient leurs compagnons décédés sous du sable, qu’une bourrasque suffisait à disperser.
Et lorsque les rescapés racontent leur histoire, le souvenir de ces camarades leur revient en mémoire, leurs noms émergent du passé et de l’oubli. Car leurs témoignages sont également l’occasion pour Wang Bing de convoquer, l’espace d’un instant, les fantômes de ces âmes mortes. Et tandis que le cinéaste cambodgien Rithy Panh tente, à travers chacun de ses films, de retrouver l’image manquante qui permettrait de mettre des visages sur les victimes de la machine de mort Khmer rouge, le réalisateur chinois s’efforce surtout de rendre aux martyrs du maoïsme leur identité.
Or, pour pouvoir saisir ces instants de vérité, le réalisateur refuse de rendre ces entretiens un tant soit peu artificiels et c’est pourquoi il a choisi, pour les filmer, d’utiliser un dispositif minimal : aucun travail n’a été effectué sur la lumière, aucun des espaces de tournage n’a été mis en scène, aucun rescapé n’a été intégré à une composition visuelle qui aurait pu esthétiser son témoignage. Et Wang Bing n’hésite pas non plus à laisser entendre des voix qui résonnent au loin ou des portes qui s’ouvrent et se ferment, à laisser un enfant ou une épouse traverser le champ à l’arrière-plan.
- Copyright : Wang Bing
Car si le documentaire réunit surtout des témoignages masculins, il n’en laisse pas moins la parole aux femmes : les épouses sont souvent en retrait, dans un coin du cadre, mais leur mari respectif leur doit souvent la vie. Et elles disent, parfois en quelques mots, comment, alors qu’elles devaient supporter l’infamie et les privations dues à l’internement de ce conjoint, elles ont réussi à tromper la vigilance des gardiens, pour lui apporter un peu de nourriture ou simplement un peu de vie. Wang Bing n’aurait pas pu davantage remplir son devoir de mémoire, en effet, s’il n’avait pas rendu hommage à ces résistantes silencieuses, qui, à défaut d’être des survivantes, n’en sont pas moins des héroïnes.
Puis, marchant aux côtés de rescapés et d’anciennes compagnes de défunts, le réalisateur arpente le sol sec de Mingshui, à l’endroit de ce que le gouvernement appelait, avec une ironie toute tragique, une « ferme ». Les tombes ont été rasées, il est interdit d’ériger des stèles ou même de poser une plaque commémorative, mais, à chaque pas qu’ils font, la terre a recraché des ossements brisés, comme si elle refusait d’ensevelir ces martyrs dans le silence.
C’est pourquoi, au cœur du désert, les survivants, venus en pèlerinage, prient pour le salut de leurs « frères d’infortune » en brûlant, comme le veut la tradition, de faux billets et en prononçant leurs noms : l’un mentionne alors celui d’une certaine Fengming He. Et le spectateur de se rappeler qu’il s’agit de la veuve d’un « ultra-droitier » auquel Wang Bing avait consacré, en 2007, un portrait, Fengming, chronique d’une femme chinoise, composé pour l’essentiel d’un plan fixe de près de trois heures. À la lumière de cet écho, il nous semble dès lors que l’œuvre clôt deux cycles : un premier entamé avec le premier travail du réalisateur, À l’ouest des rails, une œuvre d’une durée de neuf heures, en trois parties, restée historiquement le premier film indépendant chinois ; et un triptyque que le cinéaste achève avec Les âmes mortes et dont le centre était l’unique "fiction" de son auteur, Le fossé (2010), qui évoquait, à travers de courts récits, comment la mort frappait quotidiennement dans le camp de Mingshui.
Car le travail préparatoire des Âmes mortes avait commencé en 2004, au moment où Wang Bing avait lu les nouvelles de Yang Xian-hui, Adieu à Jiabangou, et commencé à filmer une entrevue avec son auteur. Et pendant treize années, le documentariste a poursuivi son travail de manière infatigable, en restant totalement indépendant du pouvoir, passant entre les mailles des filets de la censure et utilisant le matériau qu’il réunissait pour réaliser ces deux précédents films. C’est pourquoi ressurgissent, çà et là, des détails entendus ou mis en scène dans ces derniers : d’autant que, par respect pour la mémoire des témoins et par refus du sensationnalisme, Wang Bing élague à peine ces entretiens et n’intervient quasiment jamais, au point que certains se redoublent et se répètent.
Mais le spectateur découvre toujours de nouveaux récits, toujours plus terrifiants : des cas de cannibalisme évoqués, à demi-mots, au détour d’une question sur l’enterrement des compagnons ; des cadavres cachés pendant plusieurs jours afin de récupérer une ration de nourriture supplémentaire, ou bien des prisonniers obligés de manger le placenta d’une brebis qui venait d’accoucher. Apparaissant soudain à la caméra, Wang Bing consacre le dernier entretien au témoignage d’un des cadres du camp de Jiabiangou afin d’achever son crescendo de l’horreur sur les aveux d’un bourreau.
Le film s’achève toutefois sur un long plan séquence dans lequel une caméra subjective, portée à la main, avance en filmant la terre craquelée : elle explore, en s’arrêtant systématiquement sur chacun d’eux, un champ d’ossements humains, tandis que le vent mugit dans le micro, comme s’il s’agissait de la voix des suppliciés. Une séquence interminable et éprouvante qui finit de faire des Âmes mortes, plus qu’un documentaire, un film éminemment nécessaire.
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