Le 16 janvier 2006
Patte de velours poétique ou coups de griffes polémiques : Léon Werth, flâneur à l’œil aiguisé, à l’humour acide, témoin irremplaçable de son époque.
On l’imagine tout à fait, nez au vent, pipe au bec, l’œil frisant de plaisir ou le poil se hérissant d’indignation. Petite bouffée après petite bouffée, il nous raconte sa France, celle du début du XXe siècle. En 1920, lorsque paraissent ses Voyages avec ma pipe, Léon Werth a quarante-deux ans. Il est un journaliste et un critique d’art aguerri qui collabore depuis 1900 à différents journaux, il a publié un roman, La maison blanche, il a fait une des rencontres décisives de sa vie, celle d’Octave Mirbeau (un peu plus tard, ce sera Saint-Exupéry), il a connu l’horreur des tranchées. C’est un homme fait et qui se positionne de manière très catégorique à gauche, pacifiste, antimilitariste, anticolonialiste.
Cependant, dans cette série de courts textes, comme s’il avait voulu s’offrir un peu de répit après le conflit, comme s’il avait voulu se donner la possibilité de rebondir, de reprendre son souffle, il musarde, il se souvient de son enfance, il montre le côté tendre de sa personnalité. Mais n’allez pas croire pour autant qu’il tombe dans la miévrerie. Le voici en Bretagne, le voici à Paris, à Charenton, à Suresne ou à Montélimar. Que croyez-vous qu’il regarde ? Que croyez-vous qu’il voit ? Des paysages pour commencer, dont il se repaît, comme s’ils avaient le pouvoir d’effacer des images de guerre insoutenables - mais qui, tout à coup, refont surface de manière saisissante - et qu’il brosse avec le talent d’un peintre impressionniste. Des champs, des plages, des places de villages, des gares, des rues, des venelles, où vivent et travaillent des hommes et des femmes simples, pauvres, voire miséreux, sur lesquels il pose un regard plein d’humanité. Des lieux, des gens, des saynètes de la vie de tous les jours croquées sur le vif, sur un ton à l’apparente nonchalance. Ne nous y fions pas, voici qu’entre en scène le touriste, le fat aux idées toutes faites, et le naturel, c’est-à-dire l’esprit caustique, revient au galop. La patte de velours sort ses griffes pour éreinter l’importun, en cocasse ou dramatique contrepoint à l’attachante image d’une France pleine de bonhomie. Ces grommellement, ces énervements sans quoi Werth ne serait plus Werth font tout le sel de ces courts textes bien tempérés.
Werth, spectateur lucide de son temps, on le retrouve dans un autre recueil, Le monde et la ville. Par "le monde", entendez le beau monde, celui des élites qui se croient cultivées, qui se croient au-dessus du commun des mortels, et vous aurez compris où notre homme veut en venir. Cette fois, il ne marmonne plus dans sa barbe, il s’insurge carrément. Le regard est acéré, le ton est polémique et la plume suit le mouvement, acide tout en restant d’une rare élégance, crachant des formules aussi inattendues que sans appel. Rien n’échappe à l’œil aiguisé de Werth, et surtout pas la bêtise qu’il raille ou pastiche avec férocité. Snobisme, vanité, conformisme, morale dévoyée, culture de carton pâte, rituels idiots, conversations creuses, idées de pacotille : tous les travers de ses contemporains sont passés à la moulinette d’un humour qui fait grincer des dents, le summum étant atteint dans "Le monstre", irrésistible portrait d’un imbécile imbu de sa personne. Mais l’irascibilité s’apaise lorsque Werth nous fait rencontrer de "vrais" gens, gens du peuple ou artistes comme Nijinsky ou Bonnard. Toujours ce hiatus - sur lequel il ne cessera dans ses textes de pointer le doigt - entre ceux qu’il aime parce qu’il les considère comme des personnes authentiques et dignes aux sentiments et aux idées non frelatés, et ceux qu’il fustige pour leur arrogance, leur vanité, leur étroitesse d’esprit. Comme s’il se demandait : comment un tel comportement, une telle vacuité, sont-ils possibles après ce que nous venons d’endurer ?
En retraçant les splendeurs et misères de la France de l’entre-deux-guerre d’une manière aussi anticonformiste que jubilatoire, Léon Werth, témoin irremplaçable de son temps, nous ouvre les portes sur un passé aujourd’hui disparu corps et biens. Quelques années plus tard, il mettra à profit le style peaufiné et les idées développées dans ces courts textes pour un récit autrement ambitieux, celui de son exode en juin 40. Ce sera 33 jours, un chef-d’œuvre de pertinence mêlant ses ingrédients favoris : ironie, rage, émotion.
Léon Werth, Voyages avec ma pipe & Le monde et la ville, éd. Viviane Hamy, resp. 220 pages, 16,80 € et 212 pages, 18,15 €
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