Le 16 janvier 2006
Un chef-d’œuvre de pertinence, mêlant cocasserie, rage et émotion, qui démontre que Werth avait saisi tous les enjeux des sombres années à venir.
L’histoire de 33 jours vaudrait à elle seule un roman. Lisez plutôt. Réfugié dans sa maison du Jura, Léon Werth passe l’été 1940 à mettre sur le papier les tribulations de son exode. Mais que faire de ce récit impubliable en France ? Qu’à cela ne tienne, voilà Saint-Exupéry qui s’annonce en octobre, embarque le manuscrit, le dépose à New York chez un éditeur avec promesse de publication. Il y aura même un à-valoir pour Werth. Ensuite, c’est le silence. Aussi énigmatique qu’incompréhensible. Jusqu’en 1992, où Viviane Hamy découvre le texte et enfin l’édite.
Les faits sont connus de tous. En juin 1940, avec l’avancée des Allemands, des millions de Français sont jetés sur les routes dans une pagaille indescriptible. Léon Werth fait partie de la cohorte. Parti de Paris dans sa Bugatti le 11 juin, en compagnie de sa femme et d’une amie de celle-ci, il n’atteindra sa maison de vacances, à Saint-Amour, que le 13 juillet. Cette parenthèse de trente-trois jours, il la transforme immédiatement, pendant que ses souvenirs sont vivaces, en une relation à sa façon. Spectateur de son temps qu’il a souvent chroniqué auparavant [1], Werth trouve dans cette tragédie matière à une pièce de littérature où vont se croiser tous les types humains, s’entrechoquer tous les sentiments, des plus élevés aux plus vils. Il observe, il ausculte, il s’ausculte. Se met en retrait, d’une certaine manière, comme si les événements étaient si excessifs qu’ils ne le concernent pas vraiment, ainsi il se protège et s’empêche de se laisser ronger par l’angoisse. Il y aurait de quoi pourtant. Pendant trente-trois jours, il n’aura aucune nouvelles de son fils, parti dans la même direction que lui mais quelques heures plus tôt.
La pièce dans laquelle Werth joue le rôle du récitant se déroule en trois actes et un épilogue. Acte 1. Embouteillage inoui sur les routes qui mènent vers le sud. Scènes cocasses, scènes tragiques. Des morts, mais qui paraissent irréelles. Chacun se débrouille à la fortune du pot, avec plus ou moins d’honnêteté. Acte 2. La caravane est bloquée sur la rive droite de la Loire. Werth trouve refuge dans la maison d’une bourgeoise pro-allemande. Acte 3. N’y tenant plus, il revient en arrière dans une ferme du Gâtinais, retrouve un paysan qui l’avait déjà dépanné à l’aller, prend ses quartiers chez lui. Les bruits les plus fous se propagent. La débâcle de l’armée française est consommée, bientôt l’Armistice sera signé. Les soldats allemands s’installent à la ferme. L’un d’entre eux, un brave rustaud, le poursuit de ses encombrantes démonstrations d’amitié. Il sera son sauveur, lui procurant, en les volant, les quelques dizaines de litres d’essence qui lui permettront de rallier le Jura où - épilogue - l’attend son fils qui, lui, n’a mis qu’une journée pour parcourir le même trajet.
De ces moments où il lui a semblé "qu’un peuple entier renonçait à lui-même", Léon Werth tire un récit quintessentiel. Tous les éléments des sombres années à venir sont mis en place. Qui se résignera, qui collaborera, qui résistera, qui fera du marché noir et s’enrichira : ils sont tous présentés, les acteurs français de l’Occupation, leurs rôles sont comme écrits d’avance. Ne leur reste plus qu’à les jouer. Extraordinaire pertinence du regard de Werth qui, sur-le-champ, a tout compris des enjeux à venir. Le pourfendeur de la bêtise, de l’avidité et de l’intolérance humaines nous livre ici des portraits féroces des (futurs) salauds. Par opposition, c’est avec admiration qu’il nous dépeint le "juste", celui qui n’a pas perdu sa dignité et qui fait honneur à son pays. Entre les deux extrêmes, toutes les postures sont possibles pour ses concitoyens, pour les envahisseurs aussi. Les uns et les autres sont brossés avec beaucoup de nuances en petites scènes pleines de vie, parfois d’une drôlerie inattendue, parfois d’une tristesse sans fond, d’où naît une profonde émotion. Et toujours cette indépendance d’esprit, cette plume si vive, si rare, ces formules étonnantes, ces métaphores originales, ces ruptures de ton, cette expressivité de tous les instants.
De l’avis de Saint-Exupéry, 33 jours était "un grand livre". Nous ne pouvons qu’abonder dans son sens. Aller plus loin, même. Sous la forme d’un long reportage, c’est un chef-d’œuvre d’une incroyable puissance, une formidable machine à remonter le temps, un témoignage unique et dérangeant à la valeur littéraire et historique inestimable. Grâce soit rendue à Viviane Hamy de l’avoir tiré de l’oubli.
Léon Werth, 33 jours, éd. Viviane Hamy, coll. "Bis", 160 pages, 7,50 €
[1] Lire notre article "Léon Werth chroniqueur"
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