Le 28 mai 2003
Les derniers instants de Flora Tristan et Paul Gauguin. Un roman riche, parfaitement maîtrisé.
Le paradis - un peu plus loin, un roman d’une richesse aboutie et parfaitement maîtrisée, fait revivre leurs derniers instants à Flora Tristan et Paul Gauguin, chacun préoccupé à oeuvrer pour la révolution, l’une sociale, l’autre esthétique, dans une même quête enfiévrée.
La condition ouvrière dans la France de Louis-Philippe, l’administration coloniale en Polynésie au tournant du XIXe siècle, tels sont les décors du dernier roman de Mario Vargas Llosa. Bien que minutieusement documenté, Le paradis - un peu plus loin n’est pas un roman historique. Ce que l’écrivain péruvien explore dans ce roman comme dans le précédent, ce sont des individualités complexes, violentes dans leur intransigeance, prêtes à tout pour réaliser leurs desseins. Mais, autant le héros de La fête au Bouc, le sanguinaire Rafael Trujillo, ne pouvait que susciter l’aversion et le dégoût, autant Flora Tristan et Paul Gauguin, les deux protagonistes du Paradis... , inspirent d’emblée un tendre respect.
Nous entrons donc dans l’intimité de Flora Tristan en avril 1844. Elle débute une tournée à travers la France, à la rencontre des ouvriers pour leur exposer ses convictions. L’exploitation bourgeoise dont ils sont victimes, sa défiance envers l’Eglise, son aspiration à faire de la femme l’égale de l’homme, la nécessité pour les ouvriers de s’unir et travailler à une révolution pacifique, au terme de laquelle l’éducation, un toit et du pain pour tous seront une réalité. Flora, c’est cette femme pugnace, sévère et avant-gardiste de quarante-et-un ans. Elevée dans la misère, mariée à une brute épaisse qui lui a fait trois enfants, elle a fui ses obligations familiales à travers la France puis au Pérou, cherchant refuge auprès de sa famille paternelle. Elle en revient révolutionnaire, parce qu’elle y a vu, plus que partout ailleurs, l’injustice du monde. Florita, c’est cette Andalouse passionnée pour laquelle rien ne compte plus que d’aller susciter chez les ouvriers un sursaut de conscience ; et pour cela, elle brave l’indignation des catholiques, le mépris des bourgeois, les menaces des commissaires qui l’accusent de subversion, l’incompréhension des saint-simoniens, des fouriéristes et des communistes icariens, ces autres socialistes utopistes de l’époque. Et elle brave aussi son corps éreinté, gravement malade, sans jamais perdre l’espoir de parvenir, victorieuse, au bout de sa quête.
Paul, le petit-fils de Flora qu’elle n’a jamais connu, vit à Tahiti. Sa vahiné l’a surnommé Koké ; il a déjà parcouru les mers, peint ses premiers chefs-d’oeuvre à Pont-Aven, perdu le Hollandais fou et ses autres amis parisiens. Il ne s’occupe plus depuis longtemps de sa femme et de ses cinq enfants, et souffre déjà de la maladie imprononçable qui le détruit lentement. Paul est venu ici, en Polynésie, dans le frénétique espoir de trouver l’être à l’état brut, le Maori cannibale et impie. Il est en quête d’un art primitif et renouvelé, un art loin de celui, européen, décadent, pétri des valeurs bourgeoises qu’il renie rageusement et qui l’oblige à devenir lui-même un sauvage.
Flora et Paul ne se sont donc pas connus. Mais leurs destins débridés se répondent comme un écho, résonnent de ce même instinct suicidaire à faire don de soi pour leurs causes, et cette même ambition démiurgique de faire émerger un nouvel être humain. Comme l’on connaît à l’avance la triste fin de la révolutionnaire et de l’artiste, Vargas Llosa, démiurge lui aussi, nous en détourne, en nous plongeant alternativement dans le présent de l’un, puis de l’autre, y mêlant les souvenirs dans un permanent et transparent aller et retour temporel. Vargas Llosa nous conduit ainsi sûrement, délicatement, en parfait maître des consciences de ses personnages, d’un espace-temps à un autre, d’Arequipa à Auxerre, du Pouldu aux Marquises, et nous fait échapper à la linéarité du récit de deux vies à la trajectoire déviée. Parce que le paradis que l’on voulait atteindre n’est jamais là où l’on souhaitait qu’il soit.
Mario Vargas Llosa, Le Paradis - un peu plus loin (El Paraiso en la otra esquina, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan), Gallimard, coll. "Du monde entier", 2003, 534 pages, 25 €
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