Le 27 septembre 2020
Le livre de Philippe Lançon parvient à contenir le chaos du traumatisme dans une forme totalement maîtrisée. Impressionnant à tous points de vue.
- Auteur : Philippe Lançon
- Editeur : Gallimard
- Genre : Autobiographie
- Nationalité : Française
- Date de sortie : 12 avril 2018
- Plus d'informations : Le site officiel
Résumé : Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon assiste à la représentation de La Nuit des Rois de Shakespeare dans un petit théâtre d’Ivry. Il a pris ses billets pour les Etats-Unis où il donnera des cours de littérature à Princeton et rejoindra sa nouvelle compagne. Le lendemain matin, Houellebecq est interviewé sur France Inter pour la parution de Soumission ; Lançon, qui a écrit un papier élogieux dans Libé, écoute en faisant sa gymnastique sur un tapis qu’il a rapporté d’Irak en 1991, deux jours avant les bombardements américains. S’il n’était pas rentré, il serait devenu reporter de guerre et non journaliste littéraire. A la conférence de Charlie Hebdo, tout le monde parle de Houellebecq, puis des banlieues. Tignous dit que l’Etat les a abandonnées et a fabriqué des islamistes et des délinquants. Bernard Maris s’insurge. Lançon montre un livre de jazz à Cabu, quand les tueurs arrivent. Philippe Lançon ne cherche pas à expliquer l’attentat. Il écrit sans pathos, sans complaisance pour lui-même, ce qui n’empêche pas l’émotion et la profondeur (sur la mémoire, la perception d’une vie). L’avant et le pendant sont d’une très grande intensité, la scène de l’attaque est extrêmement saisissante. Dans ce livre de survie, Philippe Lançon s’attache à décrire sa vie qui bascule, lui qui, défiguré, reçoit « une blessure de guerre » dans un pays « en paix ».
Notre avis : Si le sujet seul d’une oeuvre suffisait à discriminer toute tentative de reproche, alors il faudrait admettre que la littérature de deuil ne génère que des chefs-d’oeuvre. Et le premier qui s’aviserait de dire "Winter is coming est le mauvais récit d’un événement tragique" trahirait un pacte tacite : face au malheur, on suspend son jugement critique et on compatit. Ce préliminaire établi, il s’avère plus facile d’avouer que Le lambeau est un grand livre, parce qu’il tire d’une expérience intime la matière d’une réflexion que soutient une écriture précise, reliée à d’éternelles thématiques de la littérature : le rapport au temps, la vérité de soi, le souci du réel.
La soudaineté et la brutalité de l’attentat du 7 janvier font l’objet d’un compte—rendu hypermnésique, aussi écarquillé que les yeux du petit bonhomme de Luz, dans Catharsis. Tantôt dilaté, tantôt contracté, le pouls de la temporalité vit sa déflagrante arythmie, tandis que l’écriture prend acte de l’événement tout en interrogeant sa substance. Pas facile : les tueurs sont des ombres, réduites à leurs pieds, aussitôt arrivées, aussitôt reparties, comme l’esquisse d’un absurde cauchemar. C’est la béance inscrite dans l’idée même d’un trou, métaphoriquement ramenée à un pont qui saute, qu’il va falloir explorer, tout en le comblant pour définir la nouvelle rive qui s’amorce. Dire adieu à celui qu’on a été et que par la force des choses on ne sera plus, c’est bien sûr inscrire l’analepse au cœur même de son écriture, soit pour confronter l’expérience d’une (quantième) anesthésie avec une opération d’enfance, soit pour retenir le temps qui file vers son destin et dénoue un à un les motifs du tapis sur lequel Philippe Lançon fait ses pompes, le matin du mercredi 7 janvier 2015. On sait que pendant quelques pages ce tapis s’envole vers Bagdad où il fut acheté. Le journaliste y vécut quelque temps, au plus près de la première guerre du Golfe. Et il faut rendre hommage à ce moment du récit, si précisément acerbe dans les portraits qu’il dresse, dans son évocation des différents acteurs du conflit, y compris ceux qui naviguent en opportunistes à la périphérie des événements, comme le sulfureux Jean-Edern Hallier.
Lorsque la mémoire défaille, d’autres points de vue viennent à la rescousse et retiennent le temps par la manche d’un duffle-coat troué. Lançon ouvre ses pages intimes aux témoignages de ceux qui ont vécu ces minutes sans nom. De près ou de loin. Le mail d’un journaliste de Premières lignes, dont les bureaux voisinaient avec ceux de Charlie Hebdo, livre une version des faits, non pas délestée de la peur, puisque l’homme fuit avec ses collègues sur les toits, pour échapper aux terroristes, mais investie d’une perspective dialogique, bien au-delà de la compassion. Compléter l’événement grâce aux mots des autres, c’est aussi sortir de sa propre appréhension, dans les deux sens du terme : et le mouvement du rescapé -sitôt l’horreur vécue- s’incarnant dans une dissociation du corps -regardant et regardé-, on ne s’étonne pas que le récit convoque d’autres témoignages, tout aussi hallucinés. S’il est aisé de comprendre à quel point Lançon les relègue hors du cercle de ceux qui ont subi le drame dans leur chair, on mesure que la solitude du traumatisme est tellement intense qu’elle ne tolère pas même le récit d’une expérience analogue : structurellement, l’écrivain note que la tuerie de Nanterre, en 2002, s’apparente à l’attentat contre Charlie Hebdo. Pour autant, il n’en tire pas le substrat d’une affinité de destin, lorsque le mail d’une survivante lui parvient, qui tente l’intercession.
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Les autres ne comprendront jamais : ni ceux qui manifestent pour la liberté d’expression et semblent à des années-lumières du drame personnel, ni ceux qui se réjouissent de l’attentat, ni les éditocrates toujours prompts à clôturer le sens d’une séquence spectaculaire. Ni même une femme aimée, revenue des Etats-Unis, pour se presser au chevet du blessé. Les compagnons de l’auteur sont globalement muets ou morts : aux seconds, il paierait cher le pouvoir de raconter ce qu’ils ont vécu, mais il ne s’agira en aucun de porter leur mémoire ou d’affecter ce geste, parce que si Le Lambeau s’avère un chef-d’oeuvre, c’est qu’il a oublié la grandiloquence. Aux premiers -les soignants-, le patient remet son corps, perclus de douleurs, désormais asservi au quotidien d’un monde hospitalier, dont il n’est même pas question de brosser le portrait en creux, ni de sanctifier par le symbole des petites mains qui s’affairent et qu’on ne paye pas assez.
La vie resserrée, c’est l’existence ramenée à ce qu’elle a de plus essentiel et immédiat : gérer d’insupportables problèmes respiratoires, lutter contre un pansement qui fuit, moduler des appréciations sur des personnes qui se penchent, font parfois ce qu’elles peuvent, ne font pas toujours ce qu’elles pourraient, supporter des opérations sans fin, subir un visage partiellement détruit. C’est aussi la pensée qui s’échappe et emporte avec elles des fragments de littérature : les mots de Proust et de Kafka se posent sur ceux de Lancon, qu’ils accompagnent dans une lente reconstruction, tandis que la musique de Bach descend en douceur sur le lit du malade. Sans traîner, dans son sillage, l’espoir d’une consolation.
A l’intersection du récit intime et de la méditation existentielle se tient Le lambeau : immense, déjà inoubliable.
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Luth 3 juillet 2019
Le lambeau de Philippe Lançon - la critique du livre
M’a bouleversé