"Peindre le cri plutôt que l’horreur"
Le 6 juillet 2015
Presque un cri de génie et l’un des meilleurs Skolimowski...
- Réalisateur : Jerzy Skolimowski
- Acteurs : Alan Bates, John Hurt, Tim Curry, Robert Stephens, Susannah York
- Genre : Drame, Fantastique, Épouvante-horreur
- Distributeur : Mission
- Editeur vidéo : Elephant Films
- Durée : 1h23mn
- Reprise: 28 janvier 2015
- Box-office : 101 598 entrées (France)
- Titre original : The Shout
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans
- Date de sortie : 18 décembre 1978
- Festival : Festival de Cannes 1978
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Résumé : Comme chaque année, le docteur Robert Graves organise un tournoi de cricket entre les membres de son asile psychiatrique et les habitants du petit village voisin. Afin d’arbitrer la partie, il s’associe au mystérieux Charles Crossley, persuadé d’avoir le pouvoir surnaturel de tuer grâce à son cri. Le patient se lance dans le récit de sa vie, marqué par l’apprentissage de la magie chez une tribu aborigène d’Australie, au cours duquel il a tué ses deux enfants. Ce n’est que le début d’un parcours terrifiant, qui va le mener chez les Fielding, un couple anglais tout ce qu’il y a de plus normal, sur lequel il va exercer son emprise maléfique.
Critiqur : De l’aveu de Jerzy Skolimowski, Le cri du sorcier est sûrement son film préféré, c’est aussi un de ses plus étranges. Mené par un casting de premier choix, une cinématographie utilisant au mieux les décors côtiers anglais et un montage expérimental, il fait se côtoyer croyances aborigènes, psychiatrie et psychédélisme pour un cocktail à mi-chemin entre horreur et huis clos psychologique.
Basé sur un court récit du poète et romancier anglais Robert Graves, paru en 1929, Le cri du sorcier (The Shout) bénéficie dans les mains de Jerzy Skolimowski d’une adaptation totalement hantée. Troisième film tourné en Angleterre pour le cinéaste polonais proche de Andrzej Wajda et Roman Polanski, ce long métrage porte avec lui tout un esprit et un langage cinématographique propres aux années 1970 et au post-psychédélisme. On peut d’ailleurs le voir souvent comparé au Ne vous retournez pas (1973) de Nicolas Roeg pour l’ambiance angoissante et l’histoire décousue, voire incompréhensible, et The Wicker Man (1973) de Robin Hardy pour son rapport à la magie occulte et aux croyances païennes. Du fait que le personnage de Charles Crossley (Alan Bates) ait appris à maîtriser son cri qui tue auprès des Aborigènes, on peut aussi y voir des échos aux films australiens de Peter Weir de l’époque. Les décors de dunes peuvent, quant à eux, évoquer les errances dans le désert du film La cicatrice intérieure de Philippe Garrel. On pourrait même faire des liens avec le courant des home invasion movies de ces années-là, avec toujours ce thème du couple bourgeois contre un être vagabond, brutal, aux intentions troubles, qui pénètre leur espace intime. À cela, vous ajoutez deux musiciens de Genesis pour la bande-son et vous avez un pur produit des seventies. Pas étonnant que Le cri du sorcier se retrouve du coup dans la collection MasterClass de chez Elephant Films dédiée à cette décennie prolifique. Un film totalement implanté dans son temps n’en est pas moins original pour autant. Skolimowski nous le prouve brillamment.
Quelques mots d’abord sur la structure : l’histoire débute dans un hôpital psychiatrique où est organisée dans les jardins un tournoi de cricket. Jeu typiquement british : le regard du réalisateur impose d’emblée une étrangeté avec ces médecins qui jouent avec leurs patients et des voisins du village. Cet aspect folklore local et clichés de la campagne anglaise va être présent tout au long du film, créant un décalage avec le récit totalement fantastique qui va s’y dérouler. L’auteur Robert Graves (Tim Curry du Rocky Horror Picture Show) arbitre le match en compagnie d’un malade, Charles Crossley, qui pendant la mi temps va lui raconter un récit lié à un des joueurs qui aurait aimé une femme. Une scène onirique avec un Aborigène vêtu en amiral et muni d’un os pointu sert de transition. On part ensuite à le rencontre du couple formé par Anthony Fielding (John Hurt) et sa femme Rachel (Susannah York). Anthony est un musicien passionné par l’électronique et les sons concrets qu’il retravaille dans son home studio où l’on trouve une reproduction d’une peinture de Francis Bacon sur le mur. En parallèle, il gagne sa vie en jouant l’orgue à l’église, lieu où il peut retrouver son amante. Malgré ce petit à-côté, il semble mener une vie paisible et heureuse avec sa compagne, jusqu’à ce que le vagabond Crossley s’incruste dans leur vie privée afin de lancer son maléfice et prendre le rôle du maître de maison. Dans le montage, les deux temps de narration se mêlent, avec aussi un rapport à l’ellipse, voire au plan subliminal. Le sens devient alors plus complexe et le spectateur est amené à avoir sa propre interprétation : récit allégorique, fantastique, délires d’un fou, réflexion sur la recherche sonore ? Le cri du sorcier c’est tout cela à la fois.
En sous-titre à cette critique, nous avons repris une citation de Francis Bacon car il n’est pas anodin que le film soit placé sous son signe. Dans une scène, Rachel reprend même la posture du corps que l’on voit affiché dans le studio de son époux. Anthony est un musicien en quête. Il expérimente mais ne trouve pas. Crossley lui fait d’ailleurs remarquer que sa musique est "stérile", vide et sans âme. L’idée de stérilité est aussi reprise sur un plan littéral car on sent que le couple n’arrive pas à avoir d’enfants alors que Crossley souligne qu’il a tué tous les siens après les avoir mis au monde. À travers un long périple initiatique dans les dunes et loin de la civilisation, le sorcier va lui faire entendre son cri tueur, ce son terrifiant qu’Anthony va ensuite essayer de reproduire avec tout son matériel high tech. Malgré tout l’équipement qu’il possède, il n’arrive pas à trouver cette force émotionnelle. Sa quête artistique fait ainsi écho aux propos de Francis Bacon qui était fasciné par le cri et stipulait qu’il cherchait à "peindre le cri plutôt que l’horreur". Associée à des représentations torturées, charnelles, dérangeantes, l’oeuvre de Bacon cherchait à faire hurler la chair. Les bouches ouvertes devenaient chez lui des ouvertures vers l’enfer comme dans les représentations traditionnelles. Le cri peut être ainsi vu comme une descente aux enfers pour le personnage d’Anthony (une vie amoureuse qui se disloque) mais qui peut aussi signifier son entrée progressive vers une meilleure compréhension de l’"âme", cette chose impalpable que tout artiste cherche à faire émerger. Le titre du film de Skolimowski fait aussi bien sûr référence à la fameuse peinture d’Edvard Munch.
Alan Bates acquiert rapidement une dimension supra humaine. Vêtu d’un long manteau noir et d’une chevelure hirsute, il ressemble à ces figures noires et tyranniques de la littérature romantique anglaise. Dans un rôle assez proche de celui qu’il jouait dans Le vent garde son secret (Whistle Down the Wind, 1961), il joue de son regard froid et impose son pouvoir sur ce couple, suçant leur âme à l’image d’un vampire. Ce processus, théâtral au possible, peut même amener une certaine forme de comique et de décalage dans son côté excessif. Sans jouer sur les effets faciles du cinéma d’horreur, le film en reprend pourtant de nombreux codes. Crossley incarne la figure maléfique par excellence. Alors qu’Anthony est dans l’église, il l’attend à l’extérieur, mettant en cause sa foi chrétienne. On retrouve encore ici cette fascination typique des années 1970 pour la sorcellerie, l’occultisme, le chamanisme, les os pointés. En faisant appel aux Aborigènes, c’est surtout le contraste entre l’ancien et le moderne qui est souligné, et aussi cette idée de la persistance des vieilles croyances et des rites magiques. L’omniprésence et la grandeur de la nature mis en parallèle avec les intérieurs parfois étriqués de la maison des Fielding participe de cette même mise en lumière. Le cri du sorcier joue, voire abuse, des symboles. Ce n’est pas un hasard non plus si l’on voit des gros plans de paons. Au Moyen Âge, ceux-ci pouvaient symboliser l’immortalité alors qu’au Moyen-Orient, ils représentaient la dualité psychique de l’homme. Bref, à ce jeu-là le film est assez fort et pourra satisfaire les amateurs de décryptages d’images. L’aspect halluciné de l’ensemble vient, quant à lui, d’un fait simple : Skolimowski et son producteur Jeremy Thomas en gros consommateurs d’herbe, étaient constamment sous l’effet de la drogue. Le flou entre le réel et l’imaginaire dépassait ainsi le simple cadre de l’histoire. Au final, le personnage d’Anthony devra croire pleinement au pouvoir magique des pierres pour sauver son couple. En même temps, Skolimowki finit par poser la question du cinéma comme acte magique en soi avec sa capacité à manipuler et à ensorceler le spectateur.
Récompensé par le Grand Prix du Jury à Cannes en 1978, le film fut tourné dans le comté de Devon et fut aussi marquant de par son aspect sonore qui utilisait pour la première fois le système Dolby. L’importance de la musique chez Skolimowski ne fait aucun doute ni son intérêt pour les avant-gardes de son époque (la bande originale de Deep End assurée par CAN). Anecdotes amusantes : c’était au départ David Bowie qui avait été prévu pour la musique. Hélas, au bout de dix minutes, celui-ci s’est endormi lors de la projection. Ensuite, Procol Harum ont commencé à travailler dessus mais cela ne fonctionnait pas. C’est au final deux des musiciens de Genesis (pas Phil Collins je vous rassure !), Tony Banks et Mike Rutherford, qui s’y collèrent accompagnés de Rupert Hine (qui composera plus tard la musique du teenage movie Better Off Dead... !). Quant au fameux cri, après plusieurs essais, c’est Skolimowski lui même qui s’est époumoné pour le produire. Il fallait qu’il dure vingt-trois secondes et ce n’était pas évident du tout. À l’époque, Diamanda Galàs aurait pu l’y aider mais elle n’était pas encore assez connue. Skolimowski a donc failli y laisser sa peau et ses cordes vocales mais il l’a fait, tellement bien que la police a débarqué chez lui croyant à une catastrophe ou un assassinat.
Le cri du sorcier est donc un classique des années 1970, une oeuvre fantastique qui utilise avec brio le son et le montage pour nous convier à un sentiment d’inquiétante étrangeté. Les cadrages sont originaux, filmant parfois au plus près des acteurs totalement investis. En revanche, si vous souhaitez une narration limpide, il faut préciser que de nombreuses zones d’ombre demeurent. La tension sexuelle n’est pas exploitée à son maximum. Les motivations de Crossley ne sont jamais explicitées et la cohérence n’est pas toujours au rendez-vous. Comment Anthony retrouve-t-il cette pierre magique enfouie dans le sable ? Qui Rachel identifie-t-elle vraiment sous ce drap mortuaire ? On pourrait continuer ainsi mais bien sûr là n’est pas le but et l’intention de Skolimowski. Son film est formellement inventif, jouant sur la perception et la magie du médium. Le visionnage du Cri du sorcier est une expérience magique, hypnotique, terrifiante, jusqu’au final tout simplement magistral, où tout ce travail sur le son et cette partition musicale finissent dans un crescendo apocalyptique.
Les suppléments
En bonus, nous trouvons une présentation de Jean-Pierre Dionnet qui a le talent pour nous mettre l’eau à la bouche et aussi pour une certaine emphase. Il le dit haut et fort, Skolimowski est "un des plus grands metteurs en scène de l’après-guerre". En seize minutes, il revient sur le réalisateur, les acteurs et l’équipe technique avec l’efficacité et l’érudition qu’on lui connaît. En plus d’une galerie photos, on peut aussi voir tout un tas de présentations des films de la collection Master Class (cinéma fantastiques, films noirs, biopic, Alfred Hitchcock, Michael Powell, cinéma en guerre, mélodrames historiques et j’en passe) avec souvent Jean-Pierre Dionnet en Monsieur Loyal toujours très élégant. À cela s’ajoutent les trois bandes-annonces des films de la section Années 70 : La théorie des dominos, D’amour et de sang et bien sûr celle du Cri du sorcier, totalement excessive mais absolument jouissive. Je vous conseille cela dit de ne la regarder qu’après avoir vu le film. Comme souvent, celle-ci a tendance à révéler quelques éléments importants de l’intrigue. On appréciera aussi le superbe poster reproduit sur la jaquette.
La restauration du film est somptueuse. La photographie de Mike Molloy est élégante et froide, captant merveilleusement les couleurs de la campagne anglaise, avec une dimension picturale indéniable. Le film est disponible en VF et en VO sous-titrée. Il est important, je pense, de voir cette seconde version car la voix d’Alan Bates est très différente de la voix grave et affirmée de la VF. Elle est surtout beaucoup plus douce. Il faut bien comprendre que le ton très calme ou apaisant des voix participe aussi aux contrastes avec les explosions sonores et les cris. La musique est bien évidemment la colonne vertébrale du film, son personnage principal, et ce travail sonore est très bien rendu ici. La disproportion entre certains bruits du quotidien amplifiés de façon surnaturelle et la réalité crée aussi un sentiment d’inquiétante étrangeté très fort. Là encore, il est intéressant de voir que le musicien se rapproche du bruiteur, celui qui crée les environnements sonores pour le cinéma. Le Cri du sorcier est un film qui plaira définitivement à tous ceux qui s’intéressent au rapport entre son et image.
– Sortie DVD & Blu-ray : le 2 juin 2015
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