Le 12 juin 2022
Une fable énigmatique, dérangeante, magistrale.
- Réalisateur : Luis Buñuel
- Acteurs : Stéphane Audran, Jean-Pierre Cassel, Fernando Rey, Bulle Ogier, Claude Piéplu, Delphine Seyrig, Pierre Maguelon, Paul Frankeur, Julien Bertheau, Muni, Milena Vukotic, Robert Party
- Genre : Comédie dramatique, Fantastique
- Nationalité : Espagnol, Français, Italien
- Distributeur : Carlotta Films, Twentieth Century Fox France
- Durée : 1h40mn
- Date télé : 19 octobre 2024 23:59
- Chaîne : Ciné+ Classic
- Reprise: 29 juin 2022
- Box-office : 1 490 924 entrées
- Date de sortie : 15 septembre 1972
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Résumé : Les Thévenot viennent dîner chez les Sénéchal. Surprise : le repas était prévu pour le lendemain. Thévenot invite tout le monde dans une auberge transformée en salle mortuaire. Nouvelle réception, le samedi, mais cette fois les Sénéchal sont occupés... Le dîner sera ainsi sans cesse repoussé pour des raisons tout aussi absurdes les unes que les autres.
Critique : Œuvre tardive de Buñuel, puisqu’il ne tournera plus que deux fois, Le charme discret de la bourgeoisie se fonde sur un principe simple : la répétition. En effet, les six notables amis passent leur temps à se réunir pour manger, sans jamais y parvenir véritablement. Sur ce canevas, dont Jean-Claude Carrière a révélé qu’il venait d’une anecdote narrée par le producteur Serge Silberman, le film propose sept variations, chaque interruption étant différente des autres, sept manières de ne pas manger, mais avec une gradation : non seulement elles vont de la plus plausible (se tromper de date) aux plus extraordinaires et violentes (arrestation ou exécution), mais de la plus réaliste à la plus onirique. Car la construction de cette intrigue absurde est, quant à elle, rigoureuse, à l’image d’une réalisation sage, qui refuse les effets comme pour la rendre plus réaliste ; d’autant qu’à l’intérieur de ces répétitions en surgissent d’autres, que ce soit des situations (des gens qui racontent un souvenir ou un rêve, ou cette énigmatique marche sur une route déserte), des dialogues, des fantômes ou même des curiosités arbitraires (une explication complètement recouverte par un bruit d’avion puis de machine à écrire).
- © 1972 STUDIOCANAL – Dean Film S.R.L. Tous droits réservés.
Certes, on est en terrain buñuelien connu : les cibles préférées sont toujours là ; de l’évêque jardinier qui finit assassin au ridicule empesé des militaires, on retrouve l’esprit iconoclaste du maître surréaliste. Mais évidemment, ce sont les bourgeois qui trinquent le plus : corrompus (ils trafiquent de la drogue), adultérins, méprisants (ils s’amusent de leur chauffeur qui ne sait pas déguster un Martini), ils dissertent savamment sur des conventions inutiles (préparer une boisson, couper un rôti), comme s’ils n’étaient plus capables de ne maintenir qu’une apparence vaine ; à cet égard, la fameuse réception qui se transforme en pièce de théâtre se révèle une métaphore de l’ensemble. Comédiens hués, les bourgeois y font une mauvaise représentation, inaptes à réciter un texte qui leur est étrangement soufflé. C’est que leur monde, à l’image des poulets en plastique, n’est plus que fausseté ; ils règnent sur un empire désagrégé dont ils ne se rendent pas compte qu’il prend l’eau de toute part.
On pourrait voir dans Le charme discret de la bourgeoisie une satire, d’ailleurs efficace et réjouissante, d’un monde honni : ainsi ce passage dans lequel Delphine Seyrig raconte que sa sœur (Bulle Ogier) était ivre morte, a vomi partout et avait les ongles sales ; si celle-ci la reprend, c’est uniquement pour contester les ongles sales… on la voit d’ailleurs périodiquement désirant de l’alcool, mais encore une fois seules les apparences doivent être sauves. Difficile cependant de se satisfaire, pour un film aussi complexe et pourtant limpide, d’une seule explication ; de même n’y voir qu’un collage surréaliste, c’est en constater le caractère tortueux, sans doute par moments arbitraire, mais c’est en nier la cohérence globale.
- © 1972 STUDIOCANAL – Dean Film S.R.L. Tous droits réservés.
En se gardant d’interprétations fantaisistes, on est en droit d’imaginer que Buñuel, en multipliant cadavres et fantômes, nous propose une vision laïque de la mort : ces personnages qui marchent sans but, cette succession de rêves violents, seraient une sorte d’enfer sans religion, un enfer où l’on est condamné à répéter sans fin une situation (un Sisyphe du repas, en quelque sorte) ; plus métaphoriquement et plus politiquement, le cinéaste n’insinuerait-il pas que c’est cette classe bourgeoise qui ignore qu’elle est morte ? Et si elle l’est, à quoi bon manger ? Se réunir pour un repas n’est plus qu’une habitude stérile qui débouche sur des échecs successifs. De cet univers en toc, pétri de références (le récit du soldat pourrait être une transposition de Hamlet, quant aux cafards et au piano, ils appartiennent au monde de Buñuel), mais dans lequel l’évêque ignore la géographie, on pourrait penser qu’il est également le nôtre : un univers violent, dans lequel le sens s’est perdu et dont ne subsistent que les atours ; en l’occurrence, l’habit fait le moine, puisque l’évêque travesti en jardinier est implacablement fichu à la porte. Nous voici donc, âmes égarées, ignorantes de notre propre mort, nous heurtant à une réalité qui se dérobe, puisqu’elle n’est que rêve ou spectacle. Du toc partout, pas d’épaisseur, que des fantoches persuadés de mener une existence. On comprend dès lors que le film, par ailleurs très drôle, engendre un malaise permanent que la quasi absence de musique alourdit encore.
Les mystères de cette œuvre dérangeante ne sont jamais tout à fait dissipés ; c’est même une partie non négligeable de son charme. Dès le titre d’ailleurs, la question est posée : qu’est-ce que ce « charme discret » ? Le charme des interprètes, tous prodigieux ? S’agit-il du sens étymologique de charme, un sortilège ? D’une ironie ? D’une absurdité ? Nous ne le saurons jamais. Et pourtant, il est délicieux de se perdre dans les méandres corrosifs de cette fable énigmatique, aussi dramatique qu’humoristique. Aux cartésiens fermés, elle est interdite. Pour les autres, elle reste une manifestation puissante de ce que peut le cinéma, une tentative originale et parfois douloureuse d’explorer des contrées largement inexplorées.
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