La fille sans patrie - La critique

Asta Nielsen, la première et la plus moderne des divas, en bohémienne à l’insolente insouciance devenue espionne par jeu.

L’argument : Dans les Balkans se trouve une forteresse dont l’ennemi aimerait s’emparer. Un espion s’assure les services de la bohémienne Zidra qui va séduire un lieutenant et dérober les plan de la forteresse.
Comprenant la portée de son acte Zidra rendra les documents volés mais le jeune homme sera exécuté pour haute trahison.

Notre avis : Après Die Verräterin , réalisé l’année précédente, le quatrième film de la Asta- Nielsen Serie pour l’année 1912 fait à nouveau de la première véritable diva du cinéma l’héroïne d’un drame où l’amour est l’un des ressorts d’une intrigue assez sommaire aux implications politiques et militaires. Son interprétation, une fois de plus étonnante de modernité, fait de sa bohémienne Zidra une espèce d’électron libre à la décontraction souveraine, échappant aux critères moraux et psychologiques pré-établis. On la repère d’abord en fond du champ dans un plan d’ouverture à caractère pseudo documentaire, parfaitement intégrée à un camp de (vrais ?) tsiganes mais captant sans peine l’attention du spectateur lorsqu’elle allume un cigare et avance peu à peu vers la caméra avec une grâce nonchalante, de danseuse.

Das Mädchen ohne Vaterland - Urban Gad / Asta Nielsen 1912 Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung

C’est avec cette même aisance insolente, dénuée d’arrières pensées, qu’elle mange tranquillement une pomme , recrache l’entame d’un cigare, s’amuse des rituels militaires (son sourire narquois lors de la rencontre avec le général), longe une muraille en déjouant l’attention d’un garde , grimpe sur un canon ou se faufile dans un bureau pour dérober les plans secrets. Mais cette insouciance quasi enfantine, innocente , que le film contemple fasciné , sans juger , va quand même se troubler sous l’effet de l’amour , entraînant un début de prise de conscience d’enjeux qui restent malgré tout bien incompréhensibles : Ai-je fait quelque chose de mal ? ; La patrie ? Qu’est-ce que c’est la patrie ?.

Das Mädchen ohne Vaterland - Urban Gad / Asta Nielsen 1912 Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung

Car si elle reste à la traîne , pensive, se retourne même , dans le plan étonnant où la tribu de bohémiens quittant le pays avance vers la caméra et disparaît progressivement par l’avant et si elle tend l’oreille alarmée lorsque qu’un homme apporte le journal et lit l’annonce de l’exécution du lieutenant condamné pour haute trahison , le drame patriotique dont le jeune homme fait les frais reste une espèce d’épisode qui ne la concerne pas vraiment.

Das Mädchen ohne Vaterland - Urban Gad / Asta Nielsen 1912 Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung

La caméra du grand chef opérateur Guido Seeber est très mobile, suivant les déplacements des personnages (superbe scène , très dynamique, où la bohémienne s’échappe du fort) ou explorant , en extérieur et lumière naturelle , le décor suggestif d’un glacis. Ces mouvements n’ont pas toujours une stricte fonction dramatique et restent parfois approximatifs. Mais cette autonomie de la technique donne à l’action une respiration naturelle que le langage formaté du cinéma classique oubliera. Il est toutefois évident qu’Urban Gad (qui signe également le scénario) à pensé l’organisation des plans : Asta/Zidra mangeant une pomme dans un sous bois puis la caméra se déplaçant vers la gauche pour découvrir l’officier qui arrive à cheval et qu’elle attendait (nous aussi : un intertitre venant d’annoncer une rencontre préméditée) ; l’entrée de champ inattendue des soldats menant à l’arrestation de l’espion au poste frontière ; la scène du procès avec l’accusé de dos face aux juges.
Même la présence de paysans chargeant leurs charrettes de foin au fond de l’image n’est évidemment pas fortuite : ils n’était peut-être pas prévu qu’ils soient là mais on a pris soin de les laisser là, comme par hasard.
Bref voici un des plus beaux fleurons de cette passionnante période de transition entre cinéma des attractions et cinéma classique : un film où un monde jamais vu encore se révèle en même temps que s’invente une écriture nouvelle.

Das Mädchen ohne Vaterland - Urban Gad / Asta Nielsen 1912 Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung