Le nouveau diptyque du maître albanais
Le 19 novembre 2003
Le grand conteur illyrien poursuit sa fresque absurde et terrible
- Auteur : Ismail Kadaré
- Editeur : Fayard
- Genre : Roman & fiction
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Avec ces deux "nouveaux" romans publiés en même temps mais écrits à quinze ans d’intervalle, le grand conteur illyrien poursuit sa fresque absurde et terrible. Homère, Kafka, Chirico... ou comment transmettre les chants du passé.
Près de quinze ans séparent l’écriture de La fille d’Agamemnon - roman de contrebande "passé" clandestinement à l’Ouest, feuille à feuille, par Kadaré et son éditeur français Claude Durand - de celle du Successeur. Mais les deux romans du maître albanais - qui mettent en scène les mêmes personnages - sortent ensemble aujourd’hui, Kadaré ayant retardé jusqu’à présent la parution du premier.
Cette genèse pour le moins romanesque nous ramène à elle seule quinze ans en arrière, avant la chute du Mur, au temps de la scission, des blocs paranoïaques, de la chape communiste, bref aux années de plomb, qui servent une nouvelle fois de cadre aux constructions métaphysiques du Chirico albanais. Belle variation autour du thème du sacrifice - l’enfant d’un haut cadre du parti renonce à l’amour sur l’ordre de son père - La fille d’Agamemnon rappelle évidemment l’éternelle dette de Kadaré l’illyrien à Homère, à la mythologie, au chant des bardes conteurs qu’il se donne pour mission de transmettre, à sa façon, écrite, pour les nouvelles générations. Le successeur perpétue quant à lui le versant kafkaïen de l’auteur, l’humour, le fatalisme et l’absurde qui prolifèrent en mauvaises herbes autour des abîmes, des paradoxes sans pitié et sans fond. Celui qui désigne son successeur, qui le chérit, le met au monde, ne peut cependant que le haïr, désirer sa mort, sa destitution : car désigner un successeur, c’est aussi imaginer - quelle horreur ! - que bientôt on ne sera plus, tandis que l’autre continuera d’exister. Alors on dévore ses enfants... Après Agamemnon, Chronos... Toujours la mythologie...
On pourrait évidemment reprocher à Kadaré, auteur très "emblématique" d’une époque, de ne pas évoluer avec son temps, de ne pas évoquer l’Albanie d’aujourd’hui, post-post Enver Hoxja (le petit Staline albanais décédé en 1985, qui inspire le personnage du Guide dans les deux romans évoqués ici). Bouleversée comme tant d’autres pays de l’Est par l’implosion communiste, exposée aux virus réactivés de l’argent facile, du crime organisé et de la xénophobie (virus qui, précisons-le bien, ont toujours menacé le pays, même à l’époque d’Hoxja), en attente d’anticorps démocratique, l’Albanie contemporaine est certainement trop brouillonne, trop matérielle, pas assez symbolique pour inspirer Kadaré. Mais au-delà de l’aspect marchand et vulgaire de ce début de siècle, c’est le présent lui-même, fuyant, impalpable, "illisible" encore qui semble le rebuter, lui dont l’obsession est, comme tous les écrivains mais sans doute plus que d’autres, de relier le futur au passé (qu’il soit communiste, ottoman ou antique). Alors pour le présent, attendons quelques années...
Ismail Kadaré, La fille d’Agammemnon et Le successeur (traduits de l’albanais par Tedi Papavrami), Fayard, 2003, 140 et 220 pages, 12 et 16 €
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