Le 2 janvier 2014
- Réalisateur : Katell Quillévéré
Nous revenons avec Katell Quillévéré sur Suzanne, actuellement un beau succès dans les salles art et essai de France et de Navarre.
Katell Quillévéré lève le voile sur la mystérieuse Suzanne...
Avoir-alire : Votre cinéma s’inscrit dans une mouvance réaliste voire naturaliste. Au final dans vos projets, quelle est la part d’écrit et la part d’improvisation ?
Suzanne est un film très écrit. Sur le tournage, je travaillais avec un script bouclé, totalement dialogué. Mais j’aime laisser une marge d’improvisation à l’intérieur de la scène. Je pense souvent à Pialat qui disait avoir deux phobies : celle du scénario et celle de l’improvisation. De mon point de vue, il faut savoir doser, trouver l’équilibre entre les deux. Être à la frontière du calculé et du spontané. Quand on passe deux ans à écrire ses dialogues, il est rare que le comédien le renouvelle avec une réplique plus juste. Et en même temps, en tant que cinéaste, on est toujours à la recherche d’un éclat de vérité surgi de nulle part. Parfois, ça arrive et c’est magique. Le plus souvent, la scène est le résultat de deux voix : la proposition du comédien et mon écriture. Se détacher du texte, c’est faire entrer la vie dans le film. C’est me mettre en danger, m’ouvrir à ce qui peut survenir d’inconnu, dans le dialogue comme dans l’image. Au final, un film c’est toujours une histoire d’équipe. Savoir écouter l’idée d’un technicien sur un mouvement de caméra, sur un décor, sur une météo qui change, c’est savoir donner une autre couleur à la scène, et souvent, la rendre plus ’’vivante’’.
Pourquoi avoir choisi de tourner dans les Cévennes, à Alès ?
Dans mon cinéma, le décor est toujours central. Alès n’a pas été choisi au hasard. D’abord parce que je savais qu’on allait tourner dans cette région, le film nécessitant un départ de ferry. Sète s’y prêtait parfaitement. Ensuite j’ai cherché une ville avec un passé ouvrier, qui soit encore aujourd’hui populaire. Et un jour, j’ai flashé sur les photos de mon repéreur : c’était Alès. Je trouvais l’architecture de cette ville complètement dingue ! D’autant qu’elle avait un atout, elle était très années 80, ce qui me permettait de limiter la reconstitution sur le tournage. Une fois sur place, j’ai découvert la cité. Je la trouvais vraiment cinématographique, dans son univers, dans son atmosphère, et puis surtout elle n’était pas cliché. Esthétiquement, sa forme m’attirait, j’avais envie de filmer cette architecture ’’à taille humaine’’, cette cité des champs, transpercée de coupes, de lignes, de perspectives. Alès est une ville étonnante, pas vraiment une ville du sud. C’est une ville un peu hors temps, coiffée par l’ombre des Cévennes. Et J’aimais ce second plan. Ces montagnes qui viennent enclaver l’espace de Suzanne. A l’adolescence, c’est le genre d’endroit où l’on peut se sentir piégé, que l’on peut avoir envie de quitter, et dont il est dur de s’échapper. Cet horizon, je le trouvais mélancolique, romanesque. Et puis, Alès n’avait jamais vraiment été filmé, alors....
Dans le film, on reste marqué par la beauté d’un plan : celui de Suzanne perchée sur un jeu d’enfant, enceinte. Pourquoi avoir choisi de la filmer en un travelling circulaire ? Pourquoi tourner autour d’elle ? Pour formaliser le temps qui passe ?
Exactement. Cette séquence est une fin de chapitre. Et pour plusieurs raisons, elle est pivot. Formellement je savais à ce moment-là qu’il faudrait qu’il y ait une respiration. La première partie s’achève. Par la suite, on retrouve Suzanne avec quatre ans de plus. Sur ce projet, les ellipses sont le corps du récit. Aussi chaque séquence précédant l’un de ces trous était mûrement réfléchie, pensée, imaginée, de manière à les dilater, à leur donner une temporalité particulière, pour mieux quitter le présent. Dans cette séquence, le travelling, c’est la main qui fait tourner la page de l’enfance. Mais ce mouvement permettait aussi d’insérer le décor social. Si vous regardez le plan avec attention, vous pouvez percevoir la cassure entre le père et la fille, visuellement séparés par la barrière de la cursive. Et puis cet enchevêtrement de barreaux, de la barrière comme de la cage au singe, c’est aussi une annonce métaphorique de la prison. Sur Suzanne, j’ai beaucoup joué avec les symboles, parce-que le film travaille la notion de fatalité. Et ici, l’enfermement que va subir Suzanne est déjà présent socialement. Dans la cité, l’horizon partiellement bouché souligne le ciel social. Suzanne n’a pas grandit dans le lieu le plus ’’ouvert’’ qui soit. Bien que ce ne soit pas la cause de son destin, ça flotte autour d’elle.
En effet, on perçoit un certain déterminisme social. Mais aussi une subtilité. Les choix de Suzanne restent les choix de Suzanne. Son milieu ne l’accule à rien.
C’est ça. Je préfère soutenir qu’il y a un climat social. Pour moi, il n’y a pas de déterminisme dans le film, la problématique est romanesque avant d’être sociale. Suzanne c’est une jeune fille en quête d’absolu face à l’ennui de la vie. Et l’ennui n’appartient à aucune classe. Ou plutôt à toutes. Et c’est vrai que le moteur du personnage est assez mystérieux. Je me raconte que c’est un manque d’amour qu’elle poursuit mais le film ne donne jamais de réponses fermes et définitives.
Chez Suzanne comme chez Anna, l’héroïne de votre précédent film, Un poison violent se dégage un mystère impénétrable. Est-ce finalement ça qui vous intéresse : des héroïnes qui vous échappent ?
C’est possible. Pour l’instant je me suis effectivement intéressée à des héroïnes féminines. J’essaye donc de retranscrire une certaine féminité dans leurs parcours. Et d’imager la notion d’altérité. Je veux dire, l’autre est quelqu’un que tu ne pourras jamais posséder ni comprendre absolument. Il y a toujours une part de lui, aussi proche qu’il t’es, que ce soit ton enfant, ta sœur, l’homme de ta vie, qui te restera profondément mystérieuse. Et accepter ça, c’est aimer au vrai sens du terme. Aimer en sachant que l’autre peut changer, peut partir, peut te quitter sans raison. Et mes personnages ont ça en eux : quelque chose qui échappe. D’un autre côté, ce mystère nous embarque avec eux, c’est la fascination qui fait qu’on a envie de les suivre. Malgré leur part d’ombre, de noirceur, de cruauté parfois. Suzanne est l’une de ces héroïnes ambivalentes que l’on peut aimer et rejeter un plan plus tard.
Comment vous est venue l’idée de cette héroïne ? Y a-il eu pour vous une rencontre avec une ’’vraie’’ Suzanne ?
Non, Suzanne est le fruit de mes lectures. Et de ma collaboration avec Mariette Désert, ma scénariste. Au fil du processus imaginaire, elle m’est apparue. Suzanne n’est pas le reflet d’une seule et unique femme. Mon inspiration est plus large que ça. Parfois même je n’en maîtrise pas les sources. Ce qui est sûr, c’est que le témoignage de Jeanne Schneider, une des femmes de Mesrine qui a fait trois ans de prison pour lui au Canada et qui fut une des rares à avoir décidé de quitter son homme pour retourner à une vie à elle, m’a particulièrement touché. Et nourri. Comme elle, Suzanne a perdu sa mère très jeune. Mais la comparaison s’arrête là et au final, le film n’est en rien le reflet de son histoire. Suzanne est pure fiction.
Sara Forestier est intervenue à quel moment du projet ?
Une fois le scénario fini. Quand j’entrais en casting. Je n’ai pas monté le projet pour elle. Ce film, je ne l’ai pas du tout écrit en pensant à des acteurs.
Suzanne c’est presque une tragédie. C’est une héroïne qui se jette à coeur perdu et qui finit par sombrer au trou. Pourtant, malgré l’incarcération, votre regard n’est ni tranché, ni fataliste. Dans cette dernière séquence, la gravité du visage de Suzanne s’illumine enfin. Et elle sourit sans Julien, pour la première fois. Finalement, on se dit qu’il y a encore de l’espoir pour elle.
C’est ça. Pour moi c’est une fin ouverte et lumineuse au regard, bien sûr, de l’ambivalence du film. Suzanne est incarcérée avec son enfant mais on sent que quelque chose s’est apaisée en elle. Et comme tu dis, c’est la première fois sans Julien. D’une certaine manière, elle s’est libérée. Pour moi cette séquence est primordiale, le sens du film s’y trouve. Suzanne, c’est une histoire de résilience, de capacité à se transmettre de l’amour malgré tout, malgré les accidents de parcours, la violence de la vie et de ses hasards. L’amour circule toujours dans le film, autour de Suzanne et par Suzanne. Si ses choix sont souvent égoïstes, quelque chose se passe et se donne quand même. Et notamment avec ses enfants. C’est pour ça que le dernier plan du film se focalise sur son fils et non sur elle. Quelque chose s’est transmis, quelque chose continue au-delà d’elle. Et ce gamin, malgré la souffrance qu’elle a provoqué, on sent qu’il a son propre équilibre, qu’il trace sa route. Je ne voulais pas d’une fin plombée. Je voulais finir sur de la nuance. Suzanne, c’est une fille prise au piège d’une insatisfaction éternelle. D’un désir d’absolu qui ne peut se trouver ni dans l’amour, ni dans la maternité. Pourtant, cette fin, c’est presque un déclic. Un déclic amorcé par la naissance de son deuxième enfant. Et qui se finalise lorsqu’elle réunit ces deux enfants. Construit en écho à son enfance, le film parle de ça : d’une fille qui n’a pas connue sa mère et qui impose ce même manque à son enfant. A la fin du film, elle donne une sœur à son fils. Beaucoup de choses passent par ce geste, cet enfant tendu. Suzanne crée du lien. Et ranime le souvenir de sa soeur Maria.
Dans vos scènes, on ressent l’émotion véhiculée par le regard, par le geste, par la pulsion, plus que par les mots. Quelle est votre méthode avec les acteurs pour faire exploser ’’l’instinctif’’ dans le cadre ?
Comme je le disais, je suis en quête d’un fragile équilibre entre une mise en scène préméditée et la fraîcheur de la liberté. Sur les cinq, six prises qui sont bonnes, j’essaye toujours d’avoir une diversité de sentiments. Suzanne est un film porté par l’émotion. Je voulais avoir le choix ou pas, de pousser son curseur, de la résorber, de la faire exploser. De naviguer entre la tenue et le lâcher prise. Pour frapper vrai. Tout est calculé. Et puis cette fraîcheur, c’est surtout la force d’interprétation des acteurs qui ont cette capacité à être dans l’instant présent. La justesse de leur jeu donne une sensation de liberté très grande. En réalité, leur liberté est très petite !
Ce qui frappe dans Suzanne, c’est la liberté formelle de la narration qui alterne ellipses brutales et moments de vie chroniques. Pourquoi un tel parti pris ? A quel stade du projet est-ce apparu, au scénario ou au montage ?
Dès le départ, c’était un pari d’écriture. Après c’est vrai que je l’ai poussé plus loin au montage. Je voulais que l’ellipse soit la figure de style du projet pour éviter l’académisme d’un récit linéaire. Qui m’inquiétait ! (rires) C’était une manière de moderniser le récit, d’innover. A l’écriture, c’était passionnant de se dire ’’qu’est-ce qui va suivre, comment va-t-on surprendre le spectateur, comment après un noir, on l’embarque ailleurs avec un autre personnage, à une autre époque.’’ Le film est comme un souffle. Un train que l’on prend en marche, intuitivement. Il fait appel à l’intelligence du spectateur, qui doit toujours déduire, combler les trous, rassembler les pièces. Il fallait rendre le récit haletant. Et au montage, en coupant, on se rendait compte que, sans le vouloir, on radicalisait la notion d’ellipse et que ça devenait encore plus fort ! L’enjeu c’était que le spectateur ne décroche pas des personnages. Le récit est brusque, déroutant, sec. Du coup, je me suis obligée à remplir l’intérieur des scènes. Il fallait qu’elles soient pleines, charnues, vivantes, généreuses et surtout amoureuses. C’est cette collision entre les deux formes qui donne le rythme, qui libère la matière humaine dans le film.
Avoir-alire : pourquoi montrer 25 ans de vie ? Bien sûr, il y a les racines de la relation fusionnelle avec sa sœur. Je me souviens de cette scène où enfant, Suzanne affirme à son père qu’elles ont oublié d’aller manger à la cantine. Dès la première séquence, Suzanne est posée, songeuse, perdue dans son monde, l’esprit ailleurs.
Oui et surtout cette séquence introduit la question du mensonge. On perçoit déjà une énigme chez elle. On ne sait pas si elle dit la vérité à son père. En face, on a Maria qui est très transparente, qui laisse passer ses émotions, qui est sans cesse percée à jour. Et puis, il y a Suzanne qui nous échappera toujours. Ce début, c ’est comme un pacte que l’on scelle avec elle : on accepte de la suivre mais peut-on la croire ? Pour les 25 ans, je voulais construire une saga, un biopic, jouer avec la notion de destin, de prédestination : qu’est ce qui fait qu’on a cette vie là ? C’est un mélange de hasard et de disposition qui fait que chacun de nos parcours est fragile, précaire, toujours sur le fil. Finalement, ça aussi c’est très mystérieux.
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