Une fête de Thanksgiving. Autour de la table, un groupe de douze personnes. Des pensées et des conversations qui se croisent, se rattrapent parfois. D’une écriture splendidement maîtrisée, Nancy Huston tire les fils de ses touchantes et mortelles marionnettes, sonde les cœurs et les âmes et - avec un souverain toupet - met en scène un Dieu tout-puissant, avatar suprême de l’écrivain.

Unité de temps, de lieu et d’action. Tous les ingrédients de la tragédie classique sont présents. Mais de quelle tragédie s’agit-il ? De celle de la vie, pardi ! De notre vie à nous tous, misérables mortels, avec nos angoisses, nos culpabilités, nos minces petites satisfactions, nos rodomontades, nos idées fixes, nos aigreurs rentrées, nos sourires de façade, notre "brouhaha de paroles", toute cette activité physique et cérébrale que nous déployons le temps de l’accomplissement de notre destinée.

La vie. Et puis après : la mort. Comment se débrouiller avec cette évidence ? Et pour commencer, une vie, c’est quoi ? Un empilement de petits faits aléatoires. Le passé qui vous façonne, le futur en point d’interrogation et le présent qui s’évanouit, engouffré par l’entonnoir géant du temps.

Clac-clac, les synapses se connectent à des millions de bits par micro-seconde, une pensée en engendre une autre, un simple mot fait voyager loin dans les strates de la mémoire. L’écriture fluide de Nancy Huston vous emporte dans les méandres du cerveau de chacun, vous le rendant aussi proche et cher qu’un ami, puis vous ramène dans le présent, le seul moment qui pourrait être vécu avec une totale plénitude mais que trop souvent on laisse s’échapper.

Déprimant, ce roman ? Que non. Juste, vrai, authentique. Et obligeant le lecteur à un retour sur lui-même et sur le sens qu’il donne à la vie, à sa vie. "Au fond, disait-il [Ionesco], le but de chaque chose est de finir : on va à l’école pour cesser d’y aller, on mange un repas pour l’achever et on vit pour ne plus vivre." Et tout comme Sean, l’écrivain dont les jours sont comptés, on a envie de se répéter : "J’adore ça j’adore ça j’adore ça - précieuse vie, vie merveilleuse - pas la moindre envie de la quitter."

Alors faisons un pied de nez à celui (s’il existe) qui trône là-haut, se gaussant de ce que nous prenons pour notre libre arbitre, réduisant nos amours à des réactions chimiques, se délectant du moment où il viendra nous chercher. Vivons. Vivons tout court. Suçons "la moelle de chaque seconde" comme nous y invite cet époustouflant assemblage de petits faits anodins ou tragiques, tricotant ce magnifique et lumineux roman de la soif de vivre.