Le 7 septembre 2024
- Réalisateurs : M. Night Shyamalan - Jacques Audiard
Regards croisés sur Sur Trap de M. Night Shyamalan et Emilia Perez de Jacques Audiard. L’été se clôt sur deux films musicaux, chacun à sa manière.
Analyse : L’été se clôt sur deux films musicaux, chacun à leur manière.
Si Emilia Perez est manifestement un musical (mêlant opéra, clip et telenovela à ses références immédiates), Trap façonne lui un jeu plus complexe, bien que d’apparence plus simple et plus lisse.
Ces deux films singuliers, qui n’ont a priori rien à voir, se donnent pourtant le mot pour figurer ce que la mise en scène peut entretenir de musicalité et de polyrythmie. Chez Audiard, la forme est binaire justement parce que l’histoire ne l’est pas : dialogues/musique, pendant/après, homme/femme, intériorité/extériorité, génital/sentimental. Bien que le film ne se réduise pas à ces simples coups de bâtons, créant sa propre mixture dans une étonnante et improbable alliance des contraires, il est assez clair qu’Audiard cherche justement à opposer des idées fortes et dissonantes pour faire porter la voix.
Au contraire chez Shyamalan, il y a une exploration plus libre et sinueuse du plaisir de mettre en scène, loin de la préméditation au grand film ou au coup de force. Dans les deux cas, en musique et en mouvements, Emilia Perez et Trap mettent en scène deux histoires similaires : (s’)en sortir.
Sortir d’une salle de spectacle montée comme un piège (Trap et ces incessantes brèches, comme autant de potentialités de montage et de nouvelles séquences), et sortir de son corps (Emilia Perez et la transformation d’un baron de la drogue en femme fatale). Chacun à leurs niveaux, et propres à leurs regards, les deux cinéastes emboîtent le pas sur une question primordiale du cinéma, qui est le dedans et le dehors - pas tant le huis clos contre le paysage mais, en réalité, l’idée que le montage contient ou libère.
Chez Shyamalan, le temps a ramené son œuvre à la forme courte, ramassée, ludique, qui ne cherche pas à plaire mais joue ouvertement sur sa propension à créer une tension phénoménale avec un simple champ-contrechamp, un objet, un regard déviant - souvent le signe des grands cinéastes que d’être capables de vous prendre au corps avec trois fois rien. Trap est un film extrêmement original, non pas juste par son pitch excitant - révélé au bout de quinze minutes de film - mais plutôt par les chemins que prend le scénario, menant en bateau le spectateur qui se croit pris au piège d’un film à circuit court. Il faut voir comment Trap sautille de la salle de concert saturée d’écrans et de prolifération d’images, aux petits vestibules, couloirs, toilettes, backstage… pour finalement se continuer comme une farce impossible, macabre sans être violente. Comment le personnage de Cooper/The Butcher ne peut jamais sortir de la ligne scénaristique malgré toutes les déviations empruntées. Sortir, chez Shyamalan, c’est s’enfermer ailleurs - vertige ontologique du Mal, de l’homme prisonnier de sa condition d’assassin. Ce n’est pas faute d’être motorisé (une limousine, par deux fois), sinon même d’arriver chez soi, dans la maison-cocon qui suinte le mensonge conjugal et se transforme en piège à souris (l’extraordinaire séquence dans les toilettes de la maison). Sortir, c’est tenté de déquadriller, en visualisant les potentielles issues, qui toutes seront des impasses. En embrassant ce regard de survie, qui est protagoniste/antagoniste tout à la fois, Shyamalan brosse à l’envers la psychologie du film criminel ou du portrait de tueur en série : c’est que Trap ne cherche en aucun cas à être crédible, mais à jouer avec les multiples interactions qui unissent la mise en scène avec le spectateur, lui-même enfermé dans un cinéma : son propre Trap. Sarcasme final ; quand Cooper peut enfin s’évader, le film s’arrête et il est temps de quitter la salle.
Plus belle encore est l’idée du personnage de Lady Raven (qui plus est interprétée par la fille du cinéaste), figure inattendue d’un héroïsme néo-technologique, portrait en creux d’une idole qui n’est ni idiote ni corrompue - juste un vrai personnage inventé, et que personne d’autre que Shyamalan n’aurait eu l’idée de filmer sans une once de cynisme, avec une vraie candeur paternelle. Lady Raven, c’est le personnage-clé, celui qui libère le monstre de son enveloppe, celui qui lui parle et le retourne, celui qui le piège, celui qui miroite l’intelligence de l’autre ; c’est d’autant plus beau que c’est le père qui filme sa fille. Le jeu de miroir et de désillusion du spectateur est entier ; tout commençait comme une série B pour ados et, comme souvent chez le cinéaste américain, le gant est retourné et le mélange d’amusement et d’effroi brosse un portrait du pouvoir cinématographique, amenant petit à petit le « divertissement » vers une forme de sublime.
Chez Jacques Audiard, d’habitude plutôt mâchoire serrée et viriliste ascendant réaliste, le romanesque n’est jamais loin. Mais cette fois, la suspicion d’avoir coché les cases s’efface devant une ambition neuve, pas anodine dans le paysage du cinéma français, et étonnamment séduisante.
C’est d’ailleurs la deuxième fois que la réussite d’Audiard à filmer autre chose qu’une certaine mythologie du film de voyous français donne lieu à des rencontres de casting émouvantes : après le beau Les frères Sisters, western américain avec Joaquin Phoenix et John C. Reilly, le quatuor de femmes latines d’Emilia Perez emporte tout sur son passage (Zoe Saldaña, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez et Adriana Paz, Prix d’ensemble à Cannes). Les actrices sont formidables, pour ne pas dire plus, mais elles ne sont pas tout le film, bien qu’Audiard leur laisse la part du lion, et à raison. Il y a bien autre chose ici, de tout à fait cinématographique, et de hautement improbable, dont il faut bien une heure pour laisser décanter les scories grotesques qui voient se lier un pacte faustien avec une relecture d’Annette de Carax, une telenovela de cartel fusionnée au clip MTV. Il n’est pas évident de comprendre pendant un long moment ce qu’Audiard est en train de fabriquer dans ce spicy bouillon cube LGBTQIA+. Et pourtant ! C’est bien là où le film surprend - passée une première heure saccadée où tout passe en force pour faire avaler une pilule embarrassante, le grotesque s’accorde à la mise en scène et, après une longue ellipse, Emilia Perez draine le film d’évasion (de son propre corps !) pour faire place à un récit mélodramatique dont l’issue fatale, bien qu’attendue, n’en demeure pas moins réellement émouvante. C’est que musique, textes et chorégraphie sont d’une vraie inventivité, passant d’un style à l’autre avec une aisance remarquable - une berceuse entre la nouvelle mère et son enfant dans le secret, constellée de petits points de laser verts sur les visages, touche au cœur d’une façon à laquelle rien ne prépare.
Sortir, ici, ce sont deux choses tout à la fois, puisque le film est un hommage à la dualité, la versatilité, l’ambiguïté ; Emilia Perez est un personnage tragique mais pas divinisé, bien qu’elle devienne pendant un temps à nouveau vierge. Un monstre transformé en princesse que le passé et les fantômes ramènent vers la violence, cyclique, intrinsèque malgré les défis biologiques et chirurgicaux. Sortir donc, c’est sortir le mal en soi, par jeu de masque, mais c’est aussi simplement sortir du corps non désiré. Et pour le film de raconter comment la mise en scène sort des conventions elle-même, et de l’assignation aux genres esthétiques et cinématographiques. En cela le film déborde d’une passion dévorante au même titre que son personnage, et le spectacle cherche la transfiguration en passant par tous les stades imaginables du grotesque, du mélodrame, du film d’action, de la comédie musicale, du fait divers, de la romance et du film de fantômes, sans même nommer l’opéra et la tragédie grecque. Audiard fait greffe générale de son cinéma, et accouche d’une forme distordue et fascinante, musclée et lyrique à la fois, sortant encore une fois, par la musique, le récit de ses tonalités attendues.
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