Ni pute ni soumise
Le 27 novembre 2014
Avec Breaking the Waves sorti en 1996 Lars von Trier faisait connaître à un plus large public son univers marqué par une forte exigence esthétique au service de la quête obsessionnelle d’une nouvelle forme d’Absolu.
- Réalisateur : Lars von Trier
- Acteurs : Jean-Marc Barr, Emily Watson, Stellan Skarsgård, Adrian Rawlins, Udo Kier, Katrin Cartlidge, Sandra Voe
- Genre : Drame
- Nationalité : Français, Suédois, Norvégien, Danois, Néerlandais, Islandais
- Distributeur : Les Films du Losange
- Durée : 2h38mn
- Reprise: 12 juillet 2023
- Âge : Interdit aux moins de 12 ans
- Date de sortie : 9 octobre 1996
- Festival : Festival de Cannes 1996
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– Reprise en version restaurée : 12 juillet 2023
Résumé : Au début des années soixante-dix sur la côte nord-ouest de l’Écosse, la communauté d’une petite ville célèbre à contrecœur le mariage de Bess, jeune fille naïve et pieuse, et de Jan, homme d’âge mûr qui travaille sur une plateforme pétrolière. Leur bonheur va être brisé par un accident qui va paralyser Jan.
Critique : Breaking the Waves est un des meilleurs films de Lars von Trier, celui qui le fit connaître à un plus large public. C’est le premier d’une longue série de métrages centrés sur un personnage féminin : des histoires de femmes animées par une force qui les fait sortir du cadre commun sur un chemin pavé de souffrance. Dans Breaking the Waves, Bess est prête à sacrifier son corps, sa vie par amour. Elle s’oppose à la morale de son village qui ne voit en elle qu’une folle en perdition.
- © Les Films du Losange
Beaucoup voient en Lars von Trier un pervers narcissique et misogyne qui prend du plaisir à maltraiter ses personnages. En fait, c’est tout le contraire. C’est plutôt un grand féministe. Certes, il y a chez lui un côté provocateur, un esprit punk qui parfois le dessert en plombant certains de ses films. Mais ce sens de la provocation est lié à un aspect beaucoup plus profond qui transpire à l’écran et que pourtant peu de critiques ont vu. C’est que comme tous les grands artistes, Lars von Trier est habité par la quête de ses personnages qui est une quête d’Absolu. Et que cette quête soit portée par des femmes montre à quel point le réalisateur les aime. Il en fait des saintes modernes. Absolu. Oh le gros mot, le scandale ! Notre monde un peu trop matérialiste a perdu le sens de l’Absolu en tuant Dieu. Mais il y a encore des gens qui osent chercher une nouvelle forme d’Absolu sans Dieu. Leur comportement est toujours incompris et montré du doigt. À l’époque de Melancholia, quand von Trier a dit en conférence de presse que parfois il comprenait Hitler, on pouvait trouver ça idiot (et ça l’était) et le traiter de démon ; mais on pouvait aussi y voir une pensée d’un homme dépressif (ce que von Trier n’a pas caché), assimilant sa dépression au Mal (il ne faut pas oublier la conception du péché très dure dans le protestantisme scandinave) et rêvant peut-être d’un monde transfiguré où même le Mal absolu incarné par des gens comme Hitler serait racheté (ce que défendaient autrefois certains penseurs chrétiens avant que la vision de l’enfer de Saint Augustin ne s’impose dans le dogme). En fait, tout indique chez cet homme une soif inextinguible d’un rachat total de l’Humanité. C’est un rêve impossible projeté au travers du destin hors norme d’héroïnes qui sont finalement les seules à pouvoir opérer ce rachat. Geste vain peut-être car chez Lars von Trier, le combat semble souvent perdu d’avance. Il ne reste alors plus que la grandeur du geste.
- © Les Films du Losange
Tout art conséquent est lié à l’Absolu et tout chef-d’œuvre est forcément marqué par ce lien. Malgré les films ratés (mais jamais inintéressants), le cinéma de Lars von Trier est passionnant car il est marqué par cette exigence. En cela il rejoint les grands maîtres qu’il cite abondamment dans son œuvre sans en être tout à fait un lui-même à cause de son côté provocateur. Ainsi le chemin de croix de Bess n’est pas sans rappeler les grands films de Bergman ou surtout Dreyer qui sut très bien parler de la souffrance et de la foi dans sa vision de la passion de Jeanne d’Arc. Il n’y a pas que de la provocation dans Breaking the Waves, en faisant une sainte d’un personnage qui se prostitue (symboliquement, car elle ne le fait pas pour de l’argent). Bess c’est la fusion de la vierge Marie et de Marie Madeleine. Il y a une inversion des valeurs, une volonté de trouver un Absolu remplaçant l’Absolu sclérosé, rigidifié dans des règles morales et des institutions. Bess rappelle aussi les personnages rédempteurs de Dostoïevski : on pense à L’idiot ou à la prostituée qui sauve l’âme de Raskolnikov dans Crime et châtiment. Dans Breaking the waves c’est l’Amour qui tient lieu d’Absolu. Il provoque un miracle. L’athée von Trier ose même utiliser la symbolique chrétienne des cloches. On parle d’Amour avec un A majuscule : on est loin de l’amour des comédies romantiques. L’Amour est ici associé à la mort, au sacrifice de tout ce qui est censé compter : sa famille, ses amis, sa place dans la société, sa place réservée au paradis (Bess simple d’esprit y croit). Personne ne peut comprendre l’attitude de Bess qui ne vit que pour son idée dans un mélange de foi, de passion, d’amour et de doute qui fait d’elle l’un des personnages les plus incarnés de l’histoire du cinéma et de Breaking the Waves un parfait exemple de film qu’on a envie de qualifier de vrai. On est dans l’existence de Bess en proie au réel et non pas dans un sermon asséché. On passe de la vision transcendante du christianisme (la promesse d’un monde meilleur après la mort) à une vision immanente d’un monde où c’est ici et maintenant qu’il faut donner tout ce qu’on a à donner. Il n’y a pas d’autre vérité.
- © Les Films du Losange
Il faut parler de l’esthétique qui est adaptée à cette volonté de réalité. Le film est tourné selon les préceptes du Dogme95, manifeste lancé à l’époque par Lars von Trier, Thomas Vinterberg et plusieurs autres cinéastes danois : caméra portée à la main, décors naturels, absence de traitements optiques, absence d’action superficielle, format 35mm imposé, pas de musique en dehors de la musique réelle, absence de goût personnel du réalisateur, etc. Il s’agissait de coller au plus près du réel en se détourant des déviances spectaculaires souvent à l’œuvre au cinéma. Seule concession à la musique : des cartons insérés entre les chapitres où l’on peut entendre des tubes des années 70 (Elton John, Deep Purple, Procol Harum,T Rex) comme autant de parenthèses enchantées ne pouvant pas faire oublier la dureté de la vie. C’est parce que le film prend aux tripes qu’on marche. Les acteurs y sont pour beaucoup. On découvrait avec ce film Emily Watson et Stellan Skarsgård qui y sont extraordinaires. Jean Marc Barr (Le grand bleu) est aussi de l’aventure. Il a toujours fait partie de la bande de Lars von Trier, on le voit encore parfois apparaître dans des films bien éloignés de ce qu’il aurait pu faire s’il avait voulu capitaliser sur le grand succès du film de Besson (pas trop son truc en fait). Et on pourrait aussi parler des autres rôles secondaires qui contribuent tous à la réussite du film. C’est une œuvre qui vous abat par sa tristesse. Souvent, les films qui commencent par un mariage finissent en tragédie (Voyage au bout de l’enfer,Le parrain, Melancholia). Et en même temps il est possible que l’Amour sorte vainqueur de ce drame. Ou pas. En fait on ne sait pas trop. Le film est travaillé par le doute, on n’est pas vraiment sûr qu’on puisse espérer. Quelque part, Bess n’a-t-elle pas été abusée par les propos délirants d’un homme au mieux rendu irresponsable par les médicaments qu’on lui administre ou au pire résolu à perdre sa femme parce que son état l’a rendu mauvais ? Il n’y a pas de vérité, il n’y a que celle de Bess. Le deus ex machina final (les cloches) nous laisse dubitatifs en ne suffisant pas à gommer la tristesse qui nous étreint. On croit rêver. La suite de la filmographie de von Trier sera bien moins friande d’images consolatrices. C’est sans doute pour cela qu’encore aujourd’hui Breaking the Waves garde sa force. Sans ces tiraillements incessants sur la façon dont on peut interpréter l’histoire, on n’aurait plus qu’une leçon de maître d’école et le film s’évaporerait comme le gaz d’une eau pétillante. Il est finalement logique que ce soit un Scandinave qui explore aussi bien ce déchirement entre l’envie de croire en quelque chose et le désespoir. Il y a du Kierkegaard chez Lars von Trier : Kierkegaard le Danois, un des plus grands esprits de tous les temps, un type qui a pensé l’existence bien avant l’existentialisme : il a exploré les contrées délaissées par les grands systèmes en conceptualisant l’angoisse et le désespoir. Personne n’a mieux que Kierkegaard parlé de la déraison totale consistant à suivre absolument sa propre vérité vue comme une sorte d’injonction divine tout en doutant à chaque instant du bien-fondé de la chose. Il parlait de saut. Lars Von Trier est donc un cinéaste du saut. Et Bess une héroïne du saut. Breaking the Waves a été un succès, les spectateurs ont été touchés par le film. À l’instar d’un Jean-Luc Godard ou du David Lynch de Inland Empire, le risque que prend désormais Lars von Trier en allant toujours plus loin dans sa quête d’Absolu (et avec Nymphomaniac, il est vraiment allé très loin), c’est celui de se couper des gens qui ne pourront plus rien comprendre. On sent qu’il se radicalise. Il faut se méfier car à vouloir chercher le grand Tout on ne peut que trouver le Néant. Mais peut-être que ça finira comme cela après tout, comme ça a fini pour Rimbaud : par un grand silence.
– Grand Prix du jury au Festival de Cannes 1996
– César du meilleur film étranger 1997
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