Ivan le Terrible
Le 4 décembre 2014
Adaptation virtuose de l’opéra culte de Moussorgski placée sous le signe de la liberté formelle.
- Réalisateur : Andrzej Zulawski
- Acteurs : Ruggero Raimondi, Delphine Forest, Kenneth Riegel, Anne-Marie Pisani
- Genre : Drame, Musical
- Nationalité : Français, Yougoslave
- Editeur vidéo : Gaumont DVD
- Durée : 1h57mn
- Titre original : Borys Godunow
- Date de sortie : 20 décembre 1989
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– Année de production : 1989
Résumé : À Saint-Pétersbourg, en 1874, se joue la première de "Boris Godounov" opéra de Moussorgsky, et en sa présence. Le rideau se lève : après l’assassinat du jeune tsarévitch, Boris Godounov est porté au pouvoir par les boyards. C’est un homme solitaire, dévoré par la culpabilité. Il sombre peu à peu dans la démence, pendant que le peuple meurt de faim.
Critique : Le film débute dans une ruelle lugubre bleuâtre où se laissent entrevoir quelques projecteurs. Dans le cadre, un carrosse spectral devancé par deux cavaliers fantomatiques s’avance. L’aura est effrayante. Changement de séquence : depuis la scène, on aperçoit maintenant des spectateurs s’installer dans un théâtre – l’idée est pour Zulawski de mettre en scène la première de Boris Godounov en 1872 à Saint-Pétersbourg, raison pour laquelle on discerne furtivement Moussorgski en personne ivre dans un coin fiole de vodka à la main - une anecdote véridique. Puis les opérateurs et caméras du film apparaissent un temps dans le champ – confortant la vision des projecteurs du premier plan – comme s’il s’agissait d’un making of. La frontière entre ce clin d’œil aux prémices de l’œuvre – et entre les outils de la mise en scène de cette adaptation – et la représentation de l’opéra lui-même, se matérialise par un décor : une toile, à travers laquelle la caméra s’apprête à nous emmener. Pour ce faire, le décor de la scène se déchire, puis le film commence derrière cette déchirure. Spectateur que nous sommes de cet opéra filmé atypique, nous sommes introduits dans le tissu même du film, avec les acteurs. Dès lors, la représentation quitte l’édifice qu’est le théâtre pour se réinscrire dans le médium cinéma – avec un vrai décor extérieur – via un travelling dans la séquence suivante où l’on voit des habitants accourir. Sans doute est-il plus judicieux avant de s’attaquer à cette adaptation de connaître l’opéra Boris Godounov, car Zulawski ne s’embarrasse d’aucune fioriture didactique ici. Tout n’est fait que pour porter l’œuvre de Moussorgski, et non pas la vulgariser.
Il serait tentant, en regardant ce Boris Godounov hâtivement, de ne voir en cette adaptation de l’opéra éponyme de Modeste Moussorgski qu’une énième variation sans âme de ciné-théâtre. Mais cette œuvre injustement oubliée signée Andrzej Zulawski est bien plus que ça. Qu’importe les décors factices et le jeu parfois outrancier des comédiens captés : le réalisateur a volontairement pensé son œuvre comme un vrai spectacle, et ce au sens le plus grandiloquent. Dès le premier plan du générique, des projecteurs sont visibles ici et là, tout comme par la suite des opérateurs en pleine prise. À l’instar du cinéma d’un Leos Carax, d’un Beineix (La Lune dans le caniveau) ou d’un Francis Ford Coppola (Apocalypse Now et Coup de cœur, surtout), se dégage ici de celui de Zulawski un vif souffle de liberté, où tout peut être dévoilé, même les ficelles. Toutes les focalisations, tous les mouvements de caméra possibles et imaginables – ou presque – accompagnent la partition arrangée par Mitislav Ratropovitch. Mais cette débauche d’effets virtuoses n’a rien de l’affèterie, car il y a une réelle synergie entre le mouvement de la musique et celui des appareils. Ainsi, le dispositif est souvent complexe et suppose des déplacements quasi perpétuels de la part des acteurs. À ce titre, la performance de Ruggero Raimondi, au jeu minimaliste mais très intense, est totale. D’autant plus que si tous les enregistrements ont été réalisés en studio, le playback ne néglige pas la puissance : on voit bien que c’est chanté. Pour mener à bien cette entreprise démesurée, Zulawski n’aura, comme toujours, rien concédé. Mais c’est aussi comme souvent chez lui au prix d’une certaine véhémence à l’égard des acteurs et techniciens qu’il sera parvenu à ses fins. Pour l’anecdote, Mitislav Rostropovitch désapprouvera au nom de son droit moral le bruitage du film superposé à son interprétation musicale de Boris Godounov. Ce dernier ira même jusqu’à intenter un procès à Zulawski sous prétexte que son adaptation offensait le peuple russe. En cause, notamment : un passage où un fou urine dans un seau – ce qui selon Rostropovitch ne permettrait pas d’entendre la musique. Or, il s’agissait pour Zulawski de rendre hommage à Tarkovski, et plus particulièrement à son film Nostalghia. À noter à ce titre que le réalisateur ne tombe néanmoins jamais pour autant dans le sursignifiant.
Peut-être certains reprocheront à Zulawski de ne jamais vraiment choisir entre l’intime et l’épopée, entre la farce et la tragédie, mais c’est justement cette indéfinition et cette totale liberté qui font de son Boris Godounov une œuvre à part.
Les suppléments :
Outre la bande-annonce, anecdotique, les suppléments valent pour le documentaire "Boris Godounov, une conscience tourmentée", réalisé par Dominique Maillet. Sur près d’une heure, celui-ci propose un entretien avec le réalisateur Andrzej Zulawski, l’actrice Delphine Forest – qui interprète Marina Mnichek – et le chanteur d’opéra italien Ruggero Raimondi – l’acteur du rôle titre. Le réalisateur polonais y souligne d’abord le rapport du cinéma à l’opéra. Selon lui, mettre en scène un opéra est ce qu’il y a de plus difficile, au cinéma ou ailleurs, mais également l’une des entreprises les plus exaltantes. Au-delà de la posture de mise en scène, les acteurs ont d’après lui de leur côté deux missions : jouer et chanter dans le même temps. Ce qui s’avère des plus complexe compte tenu des nombreux mouvements d’appareil dans Boris Godounov, où le plan d’ensemble passe parfois au gros plan d’une seconde à l’autre. Zulawski rappelle d’autre part que la réalisation de cet opéra a d’abord été proposé à Andreï Tarkovski – ce dernier avait déjà fait ses preuves en la matière via un opéra à Covent Garden, à Londres. Mais le prestigieux réalisateur russe meurt peu de temps après.
Le cinéaste poursuit en évoquant la dimension symbolique de "Boris Godounov" : il s’agit au départ d’un opéra à la gloire de la pensée orthodoxe russe qui dit que le pire des gangsters, le pire des criminels d’État – s’il se repentit à la fin de sa vie de ses pêchés – peut devenir tsar ou saint de la Russie. Godounov est donc un saint pour son peuple, alors qu’il a commis un assassinat pour prendre le pouvoir. Et Ruggero Raimondi de continuer sur cette lancée : le pouvoir l’avait adoubé, mais dès qu’il est en possession de ce dernier, Godounov ne comprend pas ce qu’il a fait, et meurt dès lors petit à petit. Raimondi incarne d’ailleurs admirablement ce Boris à la recherche d’une explication, d’une clé lui permettant de comprendre son acte. Chez lui, tout est dans les sentiments, dans l’économie des gestes et le minimalisme poétique.
Il a fallu raccourcir la partition de Moussorgski de 4h30 à 2h00. Étonnamment, le résultat est bien au rendez-vous. C’est Mitislav Leopoldovitch Rostropovitch, l’un des violoncellistes les plus réputés du XXe siècle, qui se chargea de réarranger l’ensemble. Et ce non sans un certain nombre de détails imposés par le musicien : ce dernier rapporta notamment de Russie des cloches provenant d’une petite église, en lieu et place de celles initialement prévues par la production. C’est donc le son d’authentiques cloches de Russie qui se fait entendre brièvement dans le film. À noter que pour consentir à couper certaines portions de la partition originale de Moussorgski, Zulawski s’est référé à la façon de procéder de Joseph Losey sur son Don Giovanni : tout couper, à condition que cela serve à la mise en scène. C’est dans cette optique que le cinéaste de L’important c’est d’aimer choisit de filmer chaque phrase musicale en un seul plan. Un système d’une difficulté extrême qui supposa d’ailleurs de la part de toute l’équipe de tournage une précision diabolique.
Anecdote malheureuse qui donne bien le ton de ce fameux tournage, tenu d’une main de fer par Zulawski mais paradoxalement chaotique : les armatures de décors sur lesquelles avaient été collées les façades du film, prêtées par une série télévisée italienne, ont finalement brûlé au cours de la soirée – bien arrosée – de fin de tournage. À demi-mot, Ruggero Raimondi ne peut en songeant à ces péripéties s’empêcher de remettre en question la façon de procéder du réalisateur, non sans louer sa virtuosité.
L’image :
Bien que nette la plupart du temps, l’image manque de finesse dès lors que les scènes se déroulent dans l’obscurité. Même chose pour les couleurs, tantôt ternes tantôt chatoyantes. Reste que le résultat est dans l’ensemble plus que satisfaisant.
Le son :
La superbe partition musicale, enregistrée à Washington par le National Symphony Orchestra avant le tournage, profite d’un son à sa mesure. Même chose pour les bruitages tant dénigrés à l’époque par Rostropovitch, qui permettent d’affranchir le film de la bienséance habituellement inhérente des opéras. À noter que le blu-Ray profite de deux encodages stéréo : un master audio DTS 2.0, et un DTS-HD Digital Surround 4.0.
- © Collection Musée Gaumont
– Sortie Blu-ray : 19 novembre 2014
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