Une fée au fond d’un verre. Un peu d’eau pour l’arroser, en douceur, presque goutte à goutte. Et la troubler. Et faire monter le niveau dans des teintes opales, perroquet, vertes. Et qui libère des parfums sauvages de mélisse et d’anis. Lire Absinthe, précis de la troublante, de Pierre Kolaire, un verre de "bleue" à la main, augmente le plaisir. Surtout si la belle est clandestine. Mais la compagnie n’est pas obligatoire, tant ce livre se lit comme du petit lait du Jura, de panthère, de pigeon, de tigre, de chèvre, de chèvre à Jules même, surnoms parmi d’autres donnés à ce breuvage né à la fin du 18e siècle en Suisse, dans le Val-de-Travers.

Troublée, troublante, l’absinthe, "qui cultive l’art d’associer les contraires". La plante elle-même, déjà, à la fois a-psinthios, privée de douceur, voire apsinthion, "qu’on ne peut pas boire", et utilisée il y a 1800 ans en Egypte "dans des mixtures destinées à soigner les maux..." Double jeu inévitable pour cette Artemisia Absinthium "placée sous le signe d’Artémis, [...] beauté fascinante, rigueur impeccable mais aussi personnalité capricieuse et implacable. Aussi intègre que lunatique. Union du vice et de la vertu." Le destin de la boisson auquel elle donnera son nom était scellé.

Absinthe, précis de la troublante s’inscrit dans le renouveau littéraire [1] et apéritif de la fée verte, autorisée désormais mais dans une version édulcorée. Une absinthe légale qui ne fait toutefois pas "ombrage" à celle qui se distille clandestinement depuis plus de 90 ans dans sa vallée natale, mais qui a le mérite de redonner une certaine popularité à cette boisson magique.

Avec humour et intelligence, Pierre Kolaire fait revivre la "langue verte" qui avait fleuri au long du 19e siècle et au début du suivant en Suisse, en France, dans les campagnes africaines de l’armée française, et que parlaient artistes, poètes, "soldats, bourgeois et ouvriers, grisettes, apaches et autres galapiats". Une vénération qui n’a eu d’égale que la haine des ligues de vertus et des lobbies viticoles, qui viendront à bout de la maudite en 1910 en Suisse, cinq ans plus tard en France.

Petit bréviaire aux pages délicatement verdies, à la mise en page soignée, aux illustrations soulignant la dualité de la belle [2], l’ouvrage retrace cette histoire bleue en la truffant de termes colorés et de citations anisées. Celle d’Alfred Jarry est implacable : "Quand ne sera-t-il plus besoin de rappeler que les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l’eau, si dissolvant et corrosif qu’on l’a choisi entre toutes substances pour les ablutions et lessives et q’une goutte versée dans un liquide pur, l’absinthe par exemple, la trouble ?"