Ordonner le chaos
Le 19 avril 2017
Réflexion sur la société de surveillance dans le contexte angoissé de l’après-11 septembre 2001, 11 minutes est une bourrasque visuelle et sonore d’une virtuosité époustouflante. Skolimowski capte les mouvements, les espaces et les corps comme jamais avec cette œuvre au rythme effréné.
- Réalisateur : Jerzy Skolimowski
- Acteurs : Agata Buzek, Richard Dormer, Andrzej Chyra
- Genre : Thriller
- Nationalité : Polonais
- Distributeur : Zootrope Films
- Durée : 1h21mn
- Box-office : 7.703 entrées France / 6.419 entrées P.P.
- Date de sortie : 19 avril 2017
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Résumé : Un mari jaloux hors de contrôle, une actrice sexy, un réalisateur carnassier, un vendeur de drogue incontrôlable, une jeune femme désorientée, un ex-taulard devenu vendeur de hot-dog, un laveur de vitres en pause 5 à 7, un peintre âgé, un étudiant qui a une mission secrète, une équipe d’auxiliaires médicaux sous pression et un groupe de nonnes affamées. 11 moments de vie de citadins contemporains qui vont s’entrecroiser et s’entrelacer.
Notre avis : Attention, préparez-vous à du grand cinéma ! 11 minutes est d’ailleurs un film à découvrir impérativement en salles : un film coup de poing, où les lieux, les espaces, les personnages, les corps sont emportés dans un mouvement collectif qui les amène vers une acmé finale qui vous laissera juste bouche-bée, voire tétanisé. Car avec ce dernier long métrage, le réalisateur polonais (dont la carrière s’étend sur plus de cinquante-cinq ans) a voulu proposer un vrai tour de force ambitieux, qui en révèle aussi beaucoup sur sa conception du cinéma. En regardant la bande annonce, on pourrait croire à un thriller à l’américaine ou à une version vitaminée des 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994) de Michael Haneke. L’idée même de séquences qui se croisent pour converger dans un même espace-temps semble appartenir à un cinéma qui date déjà un peu, plutôt associé à la fin des années 1990. Mais si 11 minutes joue avec cette théorie du chaos et avec l’idée de film puzzle, il s’en dégage une puissance rarement vécue auparavant et due en grande partie à l’excellence du montage, de la bande-son et des placements de caméra.
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- (C) Zootrope Films
Le film développe avant tout un sentiment de menace et d’angoisse, quelque chose de pesant et de terminal. De nombreux faits et événements sont parsemés dans le métrage pour maintenir cette tension. Avant même que le titre n’apparaisse sur l’écran se succèdent des moments de vie filmés par des webcams, téléphones portables, caméras de surveillance. Un jeune homme voit quelque chose dans le ciel et fait ses adieux. Par la suite, juste le tic-tac des horloges, les sonneries de cloches ou les drones pesants maintiennent ce climat d’apocalypse à venir, alors que les scènes perturbantes se densifient : une colombe qui vient s’écraser contre un miroir, un avion qui vole bien trop près des immeubles, une créature étrange coincée dans un ascenseur ou encore ce point noir que les personnages voient dans le ciel et qui fait écho à la tâche accidentelle sur la toile d’un peintre. Ce "pixel noir" pourrait être ce qui donne tout son sens au film de Skolimowski, mais comme d’habitude avec le réalisateur du Cri du sorcier (1978), les métaphores sont souvent très évocatrices mais le sens, lui, est bien plus ambigu. Est-il en train de nous dire que les vrais artistes naissent d’accidents (d’où cette profusion d’artistes de pacotille dans le film, dont le plus notable est le réalisateur dragueur caricatural) ? A-t-on droit à une critique de la société de surveillance, soulignée par le thème de la jalousie, et d’un monde où tout n’est qu’images enregistrées ? Est-ce que le pixel devient plus réel que les fragments de vie épars du film ? Est-ce que le cinéaste fait un parallèle entre la création artistique et le monde technologique ? Le but de l’art est-il de devenir cette tâche noire, de transcender le flux permanent et le chaos de l’existence ? Le fait même de commencer le film par des images testaments des personnages semble nous dire que ce qui importe avant tout c’est le médium, l’image enregistrée. Déclaration d’amour au cinéma ? Sûrement.
© Zootrope Films
11 minutes baigne donc dans un climat de terreur métaphysique, porté par l’adrénaline de la mise en scène hallucinée. Parfois la caméra opte même pour le point de vue d’un chien ou d’un oiseau ! On est dans un trip, qui se concrétise visuellement par des ralentis et par des accélérations floues, comme dans la scène avec le drogué qui évoque indéniablement les tableaux de Francis Bacon. Tous les moments partagés avec les différents personnages semblent eux-mêmes abstraits, à la fois intimes, immédiats et coupés de tout contexte. La plupart d’entre eux n’ont d’ailleurs pas de noms, pas d’histoires, si ce n’est le couple formé par M. et Mme Hellman (nom qui porte bien sûr des connotations infernales). Qu’ils soient une actrice décomplexée, un couple amateur de films pornographiques, un vendeur de hot-dogs au passé de pédophile, un réalisateur praticien de la promotion canapé, un mari à l’œil au beurre noir, une congrégation de nonnes à l’arrêt d’autobus, une équipe d’urgentistes ou un coursier cocaïnomane, ils vont tous se retrouver au même endroit, au même moment et partager la même tragédie, qui elle même n’est que le fruit du hasard, un glissement, un incident absurde. Le film, dans sa virtuosité implacable, semble ainsi nous dire que la vie ne tient qu’à une série de hasards, de petites coïncidences, elle n’est qu’une broutille dans une infinité d’autres fragments, d’où le génie d’avoir multiplié les images à l’infini jusqu’à faire du film une peinture totalement abstraite et fascinante si ce n’était à un détail près... que je ne révèlerai pas ici car c’en est la conclusion.
© Zootrope Films
La richesse du contenu et de la mise en scène fait de 11 minutes une expérience jouissive et je peux même dire que le second visionnage fut tout aussi enthousiasmant que le premier, si ce n’est la surprise du final en moins. En effet, 11 minutes fourmille d’éléments passionnants, dont on peut s’amuser à chercher le sens. Le chiffre 11 lui même porte une forte symbolique tout au long du film, mais la mise en scène rapide peut nous empêcher de voir certains détails. Il est clair que l’ennemi de Skolimowski est l’ennui, et son long métrage s’achève avant même que nous nous en rendions compte, nous ayant bien arraché les oreilles au passage avec son crescendo noise (demandez au projectionniste qu’il mette le son à fond et tant pis si vous y perdez un peu d’audition, l’expérience en vaut la chandelle).
© Zootrope Films
Ce nouveau Skolimowki s’amuse avec les codes du thriller à l’américaine (la ville polonaise ressemble tellement à New York !), de la science-fiction catastrophiste et sur le courant apocalyptique et post-11 septembre. Il y ajoute néanmoins des moments d’humour et d’absurde mais qui se perdent dans un ensemble au final assez noir et sinistre avec cette idée de la finitude et de l’inconsistance de toutes choses. Il nous prouve aussi que le cinéma n’est qu’un jeu avec le chaos, le temps et l’espace, une manipulation, un processus magique pour étirer et ralentir les choses, une dynamique qui n’a pas à se soucier des contraintes de la narration, et rien que pour cela il nous offre une expérience unique et jouissive.
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