Le 27 février 2013
- Réalisateur : Eran Riklis
A l’occasion de la sortie de Zaytoun, rencontre avec le cinéaste israélien Eran Riklis.
A l’occasion de la sortie de Zaytoun, rencontre avec le cinéaste israélien Eran Riklis.
Eran Riklis a toujours mené une carrière surprenante, marquée de choix forts, détonnant parfois dans le paysage du cinéma israélien. Grands succès et déceptions commerciales, histoires fortement ancrées politiquement, incarnées par des acteurs de tous horizons, et traversées par une énergie sûre, qu’il s’agisse d’une jeune mariée coincée à la frontière syrienne ou d’un directeur des ressources humaines en pleine crise morale.
Son nouveau long-métrage, Zaytoun, est un film d’ampleur, en termes de production et d’ambition : scénario très dramatisé, un acteur connu et une toile de fond spectaculaire - la guerre du Liban -, le tout destiné à un public large, pas nécessairement au fait de l’histoire du conflit au Proche-Orient. Retour sur ce projet, en compagnie du cinéaste, lors de son récent passage à Paris...
aVoir-aLire : C’est la deuxième fois que vous traitez le sujet de la guerre du Liban. Qu’est-ce qui rend cette guerre si importante, à la fois pour vous et pour l’histoire d’Israël ?
Je crois que cette guerre a été cruciale dans l’histoire des Israéliens et des Palestiniens, parce qu’elle a en quelque sorte redéfini la relation des deux peuples. Israël a fait preuve de beaucoup d’agressivité, et est allée jusqu’à Beyrouth. D’un autre côté, le pays connaissait le moment où il entrait au Liban, mais pas le moment où il allait en ressortir – et il n’en est ressorti qu’en 2001. Ce fut un long séjour, et tragique en plus de cela. Mais si on considère ces évènements du point de vue d’un réalisateur, il y a là tous les éléments nécessaires : le Liban est une terre chaotique, étrange, c’est un pays très complexe, on ne comprend pas tout ce qui s’y passe, et pourtant l’histoire est très simple – c’est celle d’Israël et des Palestiniens. Et à partir de ces différents éléments, on peut partir dans de nombreuses directions, et raconter une histoire très riche. Je pense aussi que le Liban fait partie des guerres qui ont été décisives dans l’histoire d’Israël. Le Liban a été un peu notre Viêt-nam ; ce fut un épisode désastreux, qui a vu Sabra et Chatila, et il a été question de notre position morale, de la manière dont nous prenions nos responsabilités… Je crois que c’est un sujet magnétique pour nombre de personnes.
Et c’est un sujet qui est réapparu dans plusieurs films à la même période – Valse avec Bachir, Lebanon…
Exactement. Mais je crois que c’est également lié au fait que nous n’avons par exemple pas affronté la guerre de 1973, qui pour ma génération a constitué un évènement traumatique, et qui était une guerre très politique. Nous avons véritablement reçu un énorme coup, beaucoup de gens ont été tués, et le cinéma n’a jamais vraiment abordé cette question. Je crois que les Israéliens ont la mémoire courte, comme beaucoup de pays dans le monde. Peut-être que pour les cinéastes comme moi ou Ari [Folman, réalisateur de Valse avec Bachir], ces sujets peuvent partir d’un sentiment personnel ; pour moi, ce n’était pas personnel, je n’ai pas pris part à la guerre du Liban, et je ne cherche pas à en révéler un élément de manière obsessionnelle. Je pense simplement que c’est un endroit intéressant pour observer le conflit au Proche-Orient.
Dans le même temps, dans Zaytoun, vous tentez d’extraire l’essence de ce conflit, qui est l’idée d’un attachement fondamental à la terre, qui s’incarne de manière concrète dans le récit. Quel point de vue avez-vous sur cette idée ?
C’est la partie la plus sensible du film, et dont les spectateurs ne sont pas toujours conscients. L’essence même de l’existence de l’Etat d’Israël est liée à ce droit au retour des juifs. Après la Shoah, il y a eu ce sentiment de nécessité d’un Etat, d’un pays, d’une terre historique… Et pourtant, si vous parlez aux Arabes, ils diront : c’est notre terre. L’essence de cette histoire, c’est le droit au retour, pour les Palestiniens. C’est un sujet délicat en Israël, car ce n’est un secret pour personne qu’en 1948, après la guerre d’Indépendance, de nombreux Palestiniens ont fui, ou bien ont été contraint de quitter le pays. Et tout ce débat autour de la terre – et du droit à rentrer chez soi – est au cœur du film. Pourtant, je pense que le film est très réaliste, car les choses ne se passent pas comme ça dans la vraie vie : on peut avoir une vision romantique du retour à la terre de ses ancêtres, mais dans la réalité, cette terre n’existe pas vraiment, c’est un village détruit où personne n’habite. Pour moi, il est intéressant que le pilote israélien, à rebours de son personnage peut-être, comprenne qu’il doit accomplir émotionnellement le souhait du garçon. Il accomplit ce souhait, et pourtant tous deux sont très lucides, et acceptent le monde tel qu’il est à ce moment donné. Je crois qu’en fin de compte, mon film parle des gens qui vivent dans une zone chargée politiquement, comme le Moyen-Orient, et souffrent des décisions politiques, des préjugés historiques ou de la haine, et essaient de changer cette situation. Un jour, c’est une femme qui va au tribunal défendre ses arbres, ou bien c’est une jeune mariée coincée à la frontière syrienne…
- © Eran Riklis / Pathé Distribution
Et c’est toujours une histoire de frontière.
Oui, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un endroit propice au drame, et parce qu’il s’agit aussi des frontières psychologiques et émotionnelles que mes personnages doivent traverser. Dans tous les cas, ce droit au retour constitue l’arrière-plan du film. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les gens qui souffrent d’une situation peuvent essayer de la changer. Et cette histoire parle vraiment d’un changement possible, ce personnage qui est traumatisé par la mort de son père, et en vient à apprécier son ennemi. Même chose pour le pilote : c’est un homme qui voit le monde à des kilomètres au-dessus du sol, et qui soudain se rend compte de la réalité et essaie de la changer. Je ne sais pas ce qui se passera pour mes personnages après le film. Peut-être retourneront-ils à leur routine – mais peut-être que la prochaine fois, ils essaieront d’agir un peu différemment. Le film offre plusieurs pistes.
Vous avez eu l’occasion de travailler avec des acteurs venant de tous horizons, et certains d’entre eux sont directement concernés par cette histoire, parce qu’ils sont originaires de cette région. Comment parlez-vous avec eux de cette relation particulière qu’ils entretiennent avec le récit ?
D’une certaine façon, c’est très simple. Si j’arrive avec une histoire très honnête – et ce film par exemple est un road movie –, je pense que les acteurs reconnaissent en moi cette honnêteté et cette simplicité. Et cela dépend aussi de votre identité, de votre relation avec le passé, l’histoire du monde… J’ai rencontré quelqu’un qui avait été traumatisé par la fin du film, car pour lui le garçon repartait vers sa mort, celle de Sabra et Chatila. C’est bien sûr une chose à laquelle j’ai moi-même pensé, mais c’est la réalité ; ce garçon doit repartir parce que l’Etat d’Israël ne peut pas le garder. Pour en revenir à votre question, je crois qu’entre les acteurs et moi, c’est une question de confiance et de respect mutuels. Si on se sert correctement des mots, ils finissent toujours par avoir un effet.
D’une manière plus générale, vous avez toujours travaillé avec des acteurs très différents, des Arabes israéliens et des acteurs d’autres pays du Proche-Orient. Comment cela a-t-il été perçu en Israël ? Y a-t-il eu un public pour ce genre de cinéma ?
Cela dépend des problèmes abordés. Par exemple, La fiancée syrienne a été un immense succès. Mais c’était plus facile : le film parlait des Druzes, et pas des Palestiniens, et se passait à la frontière syrienne… Les gens ont adoré cette histoire, et n’ont eu aucun problème « politique ». Les citronniers en revanche a été un échec total, malgré son succès dans le monde. C’était en quelque sorte une histoire trop proche, et les gens n’ont pas accepté que cette femme palestinienne aille au tribunal pour s’attaquer au ministère de la Défense. J’ai une relation compliquée avec le public israélien, qui date de Cup Final. Cup Final était censé faire un carton : nous avions une star, de merveilleux acteurs palestiniens, une histoire intéressante, du foot, et même moi, je pense qu’il n’y avait rien de problématique. Mais les gens ont peut-être mal perçu le fait que les Palestiniens soient montrés comme des êtres humains, et le film n’a pas marché en Israël. Puis deux ans plus tard, j’ai fait Zohar, un film absolument apolitique, qui parlait d’un chanteur célèbre, et le film a fait un tabac. Dans les années 2000, je suis revenu à des récits plus difficiles… Mais je me dis toujours que mon public est international. C’est toujours agréable de se sentir bien chez soi, mais pour moi, Paris, Londres ou Beijing, c’est la même chose.
Vous n’avez pas écrit Zaytoun, et vous alternez les films dont vous n’avez pas signé le scénario, et ceux qui vous avez écrit ou co-écrit…
Je suis allé en Angleterre faire mes études de cinéma, et quand je suis revenu en Israël en 1983, je me suis dit que je serais cinéaste. Pendant des années, j’ai fait des publicités, et un jour, j’ai fait Cup Final ! C’est peut-être à cause de mon expérience américaine, mais si on vient me voir avec une bonne histoire, je me l’approprie. En tant que réalisateur, j’emprunte des idées au monde réel, mais si quelqu’un vient me voir avec une bonne idée ou un bon scénario, j’ai l’impression qu’ils m’appartient tout autant. C’est un peu comme la différence entre vos propres enfants et ceux que vous adoptez : vous devez quand même les protéger, en être responsables… C’est ce que je ressens. Si j’adopte un scénario, il est à moi d’une certaine façon.
En termes de narration visuelle, l’une des parties les plus marquantes du film est celle qui se déroule à Beyrouth, dans les camps palestiniens. Quelle a été la nature de vos discussions avec vos collaborateurs artistiques à ce sujet ?
Mon chef-décorateur a mis en place des centaines de photos de Beyrouth dans mon bureau, et nous nous sommes beaucoup documentés. J’avais besoin d’avoir une impression réaliste de Beyrouth comme référence, mais dans le même temps, je l’ai presque oubliée. J’avais l’impression que cette histoire aurait pu se passer dans les favelas, ou bien dans la banlieue parisienne, dans un quartier difficile. C’était comme si je connaissais cet endroit, et une fois que j’ai ressenti cette liberté, elle m’a ouvert l’esprit. C’était la rencontre de la documentation et de l’intuition. Ensuite, la troisième couche est venue avec les effets spéciaux, par exemple pour le premier plan du film : nous avons pris des vues d’une petite ville près de Tel-Aviv, puis nous avons détruit les murs, ajouté de la fumée, et créé un monde. Ce n’est pas Le seigneur des anneaux, mais c’est quand même un petit monde. Nous avons trouvé une école abandonnée à Haïfa, qui n’avait plus de fenêtres, et en post-production, nous avons rajouté des impacts de balles pour donner cette image d’une école bombardée. Et j’avais l’impression que l’énergie que dégageaient les enfants avait un impact énorme sur le « réalisme » de ces décors.
Et pourtant vous vous éloignez des images habituelles que l’on a de Beyrouth à cette époque.
Mon producteur britannique, Gareth Unwin, qui a produit Le discours d’un roi, ne connaissait pas grand-chose au Proche-Orient. Mais il est venu me voir un jour en me disant « Ce qui m’étonne, c’est que Beyrouth, avant la guerre, était le Paris du Moyen-Orient ». Cela a vraiment réveillé un sentiment particulier en moi, un désir de montrer qu’il y avait dans cet endroit quelque chose de différent, et de transmettre un aperçu de cette gloire passée.
Il y a quelques années, on ne retrouvait sur la scène internationale qu’un seul cinéaste israélien pour chaque génération. Cette année, quatre ou cinq premiers films israéliens ont été distribués en France – tous très riches et personnels… Le cinéma israélien a-t-il changé en termes de conditions de production et de distribution ?
Il reste une différence énorme entre ce qui marche dans le monde et ce qui marche en Israël. Vous ne pouvez pas voir les films qui font le plus d’entrées en Israël, parce qu’ils sont destinés au marché intérieur, et ne vont pas dans les festivals. Dans le même temps, les films que vous voyez en France ne sont pas d’énormes succès en Israël. C’est assez troublant, mais c’est la réalité. Quand j’ai fait Les citronniers, mon distributeur a adoré le film, et m’a promis que ce serait un succès ! J’ai dit « Sois plus prudent… », et il m’a répondu « Tu es le réalisateur, tu n’y connais rien, laisse-moi faire ! », et finalement le film n’a pas marché en Israël. Je crois que pour les Israéliens, il était difficile d’accepter l’histoire d’une femme palestinienne qui fait tout pour combattre une institution israélienne. En vérité, je crois qu’il y a plusieurs choses. D’un côté, les Israéliens croient plus en leur cinéma que jamais, et d’un autre côté, ils n’ont jamais eu autant de choix culturels venant d’autres horizons. Il y a peut-être trop de films israéliens, paradoxalement, et le public ne peut pas absorber tous ces films. Je ne suis pas exactement la meilleure personne pour répondre, parce que mon public est assez international, et même si mon pays reste important, j’ai accepté l’idée que mon but était d’atteindre les gens, où qu’ils se trouvent. Et je crois que j’ai vraiment développé une faculté pour raconter des histoires à un niveau local, tout en les rendant universelles.
Propos recueillis à Paris, le 7 février 2013.
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