Le 6 juillet 2019
- Réalisateur : Kantemir Balagov
Rencontre avec le réalisateur d’Une grande fille.
Lorsqu’il apparaissait devant nous à Cannes, afin de présenter Une Grande Fille, Kantemir Balagov nous fit l’impression d’un garçon taiseux, peu enclin à faire face à la foule. Même en conférence de presse, ses réponses restaient évasives, et pourtant il nous semblait qu’il y a beaucoup à dire sur son travail. Nous n’avions pas eu l’occasion de le rencontrer en tête-à-tête pendant les douze trop courtes journées que dure le Festival. Mais, alors que nous venions d’apprendre que la sortie de son film en France était avancée de deux semaines par rapport à la date initialement annoncée, le distributeur ARP nous a permis de discuter avec l’ancien « meilleur élève » d’Alexandre Sokourov, avec l’espoir d’en savoir plus sur l’un des films qui a le plus ébloui les festivaliers.
- L’élément le plus mémorable de votre film est assurément son univers visuel, avec aussi bien la direction artistique que la photographie. S’agit-il de quelque chose que vous aviez en tête dès l’instant où vous avez décidé d’adapter le livre « La Guerre n’a pas un visage de femme », de Svetlana Aleksievitch ?
– Cet univers visuel est venu très tôt, avec ma cheffe opérateur, et s’est construit jusqu’au tournage. Il s’est notamment créé à partir des journaux intimes que j’ai lu et datant de l’époque où se passe l’histoire. Au début, j’avais d’ailleurs pensé que je pourrais tourner en noir et blanc, mais j’ai vite changé d’avis et j’ai même tenu à faire ressortir la couleur.
Ce qui s’est passé, c’est que j’ai fait un « préshoot », c’est-à-dire que j’ai emmené les acteurs sur les lieux des repérages et je les ai filmés avec une petite caméra-vidéo, comme une sorte de brouillon de film. Une fois que j’ai regardé ces images, je me suis demandé comment on allait remplir l’espace et de quelle couleur allait être telle ou telle scène.
- Et justement, il y a tout un code couleur qui nourrit l’écran, avec d’un côté le rouge qui se confronte au vert. Quelles sont les clés pour décrypter cette symbolique et comment vous est-elle venue ?
– Dès l’instant où j’ai opté pour un film en couleurs, j’ai commencé à chercher mon inspiration dans des images d’époque, dans des livres et sur Internet. Je suis alors tombé sur une photo où il y avait en contrepoint la couleur rouille et la couleur verte. C’est ce contrepoint qui est devenu le leitmotiv du film, auquel s’est ensuite ajoutée la peinture hollandaise. C’est comme cela que s’est créé l’aspect visuel du film, sachant que la couleur rouille rappelait le syndrome post-traumatique de la guerre et que le vert serait bien évidemment la couleur de l’espérance, qui allait se transformer en l’espoir de la naissance d’un enfant.
- A propos de ces thématiques, il y avait déjà dans Tesnota une femme qui ne pouvait pas s’intégrer parce qu’elle était entourée d’hommes, alors que cette fois, il s’agit de deux femmes qui souffrent de l’absence de figures paternelles. Comment êtes-vous passé de l’un à l’autre de ces deux prismes de la question de la place occupée par la femme ?
– Je poursuis un processus qui est l’étude de mon propre côté féminin. Non pas que je pense que l’homme soit plus faible ou plus salaud, mais ça m’est plus confortable d’étudier des personnages féminins dans ces contextes difficiles, pour mes deux premiers films. Je me suis dit en revanche que dans mon prochain, ce seraient des jeunes hommes de ma génération que j’allais plutôt étudier.
- Pour en revenir à la préparation du film, il y a évidemment l’étape du casting. Est-ce que vous aviez en tête le physique des deux héroïnes dès l’écriture du scénario, ou n’est-ce arrivé qu’en embauchant Viktoria Miroshnichenko et Vasilisa Perelygina ? Et si c’est le cas, puisque vous leur demandez de beaucoup jouer avec leur corps, qu’est-ce qu’elles ont pu apporter à ce qui était déjà écrit ?
– Je dirais que c’est moitié-moitié. Je cherchais nécessairement la fille qui ait la spécificité d’être grande. Mais au-delà, ça m’était même difficile, au moment de l’écriture, d’imaginer quel aspect physique elles auraient, l’une et l’autre. Et puis, quand j’ai trouvé mes actrices, elles ont apporté quelque chose de supplémentaire à leur personnage, par leur physique justement. Si j’avais eu d’autres actrices, elles les auraient interprétées différemment.
- Et avec le jeune Timofey Glazkov, comment ça s’est-il passé, aussi bien pour le trouver que pour le diriger sur le plateau ?
– On l’a trouvé très tardivement, à peine une semaine avant le tournage. Mais on l’a trouvé absolument formidable : c’est un môme qui a une vraie conscience de lui-même, et avec qui ça a été facile de tourner. Il a un vrai comportement d’adulte. Il a même parfois été plus facile à diriger que certains adultes.
- Pour ce qui est de la mise en scène, l’autre grande réussite, c’est votre façon de filmer la souffrance de ces deux femmes tout en gardant une certaine distance par rapport à elles. Parmi les festivaliers à Cannes, cela a été comparé au travail du Roumain Cristian Mungiu, mais aussi à Cri et Chuchotements de Bergman. Quels sont vos modèles, qu’ils soient contemporains ou classiques ?
– J’avais trois films en tête quand j’ai commencé à tourner Tesnota : Mouchette de Bresson, Rosetta des frères Dardenne et Quand passent les Cigognes de Kalatozov. Par contre, pour Une Grande Fille, je n’avais pas d’inspiration particulière.
J’ai plutôt trouvé mon inspiration, pour l’écriture de ces deux femmes, dans la littérature. Je me suis en particulier tourné vers des nouvelles de Tchekhov. Et, plus tard, j’ai demandé aux actrices de regarder Breaking The Waves, pour s’en inspirer.
- Comment est-ce que cette histoire de deux femmes qui se découvrent une certaine tension homosexuelle a été reçue en Russie, où l’on sait que la censure est très dure à ce sujet ?
– Le film a été plutôt bien accueilli. Les critiques étaient globalement positives. Je n’avais aucune envie d’insister sur l’aspect LGBT, pour en faire un film militant. Pour moi, il s’agit de relations féminines normales en l’absence d’hommes, pendant la guerre. Il s’agit d’une histoire de solitudes et de femmes qui se nourrissent mutuellement, et qui ont besoin l’une de l’autre comme deux personnes fondamentalement seules. Quand j’ai trouvé des vieilles photos, il y avait des femmes qui dansaient entre elles, parce qu’il n’y avait pas d’hommes pour danser avec elles. Ce n’est pas un hasard si Masha dit, à propos du bébé qu’elle attend, qu’elle veut un garçon pour rétablir cet équilibre. Il y a des gens évidemment, en Russie, qui voient ça d’un œil différent et qui ne comprennent pas. On m’a même demandé si, à Cannes, je n’espérais pas avoir la Queer Palm. Mais mon message n’est absolument pas là, et j’ai l’impression qu’il est plutôt bien passé en Russie.
- Vous aviez déclaré à Cannes qu’Alexandre Sokourov, qui est votre mentor et avait aidé au financement de Tesnota, n’avait pas encore vu Une Grande Fille ? Est-ce que c’est fait aujourd’hui ? Si oui, quel retour vous avez eu de lui ?
– Non, il ne l’a pas encore vu, et puisqu’il vient de commencer à réunir des étudiants pour un nouveau cycle de formations à la rentrée, il n’aura pas le temps de le voir.
- Vous avez plus peur de son avis que de celles des critiques et du public ?
– Je ne peux pas dire que j’en ai peur mais c’est pour moi un avis extrêmement important, parce que c’est quelqu’un que je respecte beaucoup... mais je suis presque sûr que ça ne lui plaira pas !
- Et pour la suite, vous pensez avoir atteint une indépendance suffisante, pour produire le prochain film plus facilement ?
– Ce sera plus facile, d’abord parce que ce que je compte faire, ce sera une histoire plus contemporaine, sans tous les budgets costumes. Et puis, après deux passages à Cannes, j’ai forcément plus d’aides.
- Et bien, on espère voir le troisième sur la Croisette !
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