Le 10 avril 2019

Le film d’Etienne Chatiliez, qui sort aujourd’hui, semble avoir tué le prénom Tanguy. Raison de plus pour lui rendre un hommage.
Chronique : Le film Tanguy, le retour sort aujourd’hui et la joie avec laquelle le comédien Eric Berger évoque "l’absolue régalade d’avoir niqué un prénom", suscite d’abord une question naturelle : pourquoi avoir choisi Tanguy ? Choix arbitraire pour valider l’arbitraire du signe ? Si tous ceux qui s’appellent Vincent, François, Paul et les autres pousseront un légitime soupir de ne pas avoir été élu par le doigt hasardeux du rire le plus franc, les autres ne vivent pas forcément bien l’affaire, qui savaient peut-être qu’en 2000, un an avant la sortie du long métrage, il s’agissait du prénom le plus donné en France. Et nous l’avons probablement, notre réponse : ce doigt du réalisateur se pose un jour, amusé, sur une liste et scelle le destin de milliers d’individus.
Car depuis dix-huit ans que par antonomase, les Tanguy désignent ces adulescents qui restent chez leurs parents (effets d’une crise toujours en cours), tous les êtres de sexe masculin se désolent qu’on les confonde avec le personnage indécrottable qui, comme le boomerang, revient sans cesse à son point de départ. Tous les êtres de sexe masculin en ont -paraît-il- assez de traîner leur signifié comme l’archétype d’un phénomène sociologique, dont les commentaires se sont tout de même estompés, maintenant que la précarité des étudiant(e)s, tellement alarmante, n’incite pas trop à la gaudriole. Combien de jeunes ne sont encore chez leurs parents, n’y "traînent", comme le disent certains, que parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers de partir ?
En tout cas, c’est effectif : Tanguy le film a tué Tanguy le prénom. Les statistiques sont implacables : 1226 occurrences en 2000, 986 en 2002, 675 en 2003, 300 en 2006, 12 en 2017. Bien sûr, le sel de l’histoire c’est qu’à rebours des situations les plus connues, où un sportif, un chanteur, une comédie musicale, un film, couronnés de succès, provoquent la multiplication des Kylian, Emilie, Michaël, le héros de Chatiliez a un effet repoussoir, selon un évident principe de connotation et un réflexe conservateur connu chez un certain nombre de parents : je te sécuriserai, en ne donnant pas le prénom que porte ce bouffon dans le film. Ainsi, tu ne seras pas assigné au destin du personnage, on ne se moquera pas de toi dans les cours de récré et ta première copine ne s’exclamera pas : "Ah, tu t’appelles Tanguy ? Comme dans le film ?". Sauf que la prévenance n’a pas des longues vues, ne raisonne qu’à proportion de son petit périmètre sécuritaire, ne subodore pas que vingt ans plus tard tout le monde s’en foutra.
Que représente Tanguy pour les natifs de ce siècle ? Rien, un film qu’ils n’ont globalement pas vu. L’incarnation cinématographique du phénomène sociologique ne crée pas l’impatience dont parlent les comédiens Azéma et Dussollier, évoquant les questions habituelles des gens qui les interpellent dans la rue, depuis quelques semaines : "Alors, ça sort quand ?". L’attente vient de ceux qui ont connu le vingtième siècle. Mais enfin, laissons de côté la question et rappelons ce que représentait Tanguy dans l’histoire et dans l’art, avant l’OPA du film de Chatiliez.
Au départ, Tanguy était un nom celtique, du breton tan qui signifie « feu » et ki « chien », de sorte qu’on peut en faire la traduction suivante : « chien (synonyme de guerrier) ardent ». Le prénom est ensuite devenu une référence, positive celle-là, à un moine, même si l’existence de celui qui s’appelait d’abord Gurguy fut marquée par une méprise : l’étourdi trancha la tête de sa sœur qu’il pensait traîtresse. La partie fut recollée. Gurguy devint un Saint. Miracle des légendes.
Quelques siècles plus tard, le prénom devint l’identité d’un héros romanesque. En 1957, Michel Del Castillo signait son premier récit, en grande partie autobiographique, celui d’un enfant victime d’abord de la guerre d’Espagne, puis de la Seconde Guerre mondiale, déporté dans un camp de concentration. Il traverse un monde à feu et à sang, mais n’abandonne jamais son espoir en l’humanité ("Tanguy, lui, ne croyait pas à un monde divisé en deux camps. Il ne voulait pas de haine. Peut être était-il utopiste, peut-être était-il clairvoyant. Mais il s’obstinait à aimer la vie et les hommes avec un désespoir farouche").
Deux ans passèrent. Le même prénom se mua en patronyme -Michel Tanguy, bientôt Tanguy tout court- et désigna le personnage célèbre d’une BD de Charlier qui narrait les aventures de deux pilotes de chasse, alliance de l’auguste et du clown blanc. Puis, après la déclinaison télévisuelle des héros graphiques, le mot fut délaissé par l’art, abandonné à sa popularité bretonnante, figé dans une tour de Brest du XIVème siècle. Avant que la catastrophe n’arrive.