Mater Suspiriorum
Le 26 avril 2024
Une relecture passionnante et oppressante du chef d’oeuvre d’Argento qui distille une angoisse permanente avec ses corps malmenés et son atmosphère malsaine. Un véritable tour de force.
- Réalisateur : Luca Guadagnino
- Acteurs : Sylvie Testud, Tilda Swinton, Jessica Harper, Ingrid Caven, Angela Winkler, Chloë Grace Moretz , Dakota Johnson, Mia Goth, Lutz Ebersdorf
- Genre : Fantastique, Épouvante-horreur, Remake
- Nationalité : Américain, Italien
- Distributeur : Metropolitan FilmExport
- Durée : 2h32mn
- Date télé : 19 mars 2021 22:54
- Chaîne : Canal+ Cinéma
- Date de sortie : 14 novembre 2018
Résumé : Susie Bannion, jeune danseuse américaine, débarque à Berlin dans l’espoir d’intégrer la célèbre compagnie de danse Helena Markos. Madame Blanc, sa chorégraphe, impressionnée par son talent, promeut Susie danseuse étoile. Tandis que les répétitions du ballet final s’intensifient, les deux femmes deviennent de plus en plus proches. C’est alors que Susie commence à faire de terrifiantes découvertes sur la compagnie et celles qui la dirigent…
Critique : Dire que l’on redoutait le projet, c’est un euphémisme. Pourquoi donc oser s’en prendre au chef-d’œuvre magnétique de Dario Argento ? En intégrant le surnaturel au giallo dont il se rendit maître après Mario Bava, Argento transcendait son style avec une œuvre hypnotique et effrayante dont l’esthétique reste incomparable.
Son film, comme chacun s’en doute, a marqué et inspiré de nombreux cinéastes. Luca Guadagnino est de ceux-là, lui qui fut tout d’abord frappé par l’affiche à l’âge de dix ans. Quand il découvre enfin le film à l’adolescence, c’est une révélation autant qu’un choc esthétique, et déjà il se rêve en réalisateur qui proposerait sa propre version de l’œuvre d’Argento et de Daria Nicolodi, scénariste, avec le maître, de l’original. Alors quand, il y a plus de dix ans, il se met à penser le projet avec son producteur, c’est un rêve d’enfant qui se réalise.
En revanche, pour tous les cinéphiles et surtout les admirateurs du cinéaste Argento, c’est un peu le cauchemar. Déjà parce que le film n’a nul besoin d’être refait ou modernisé, c’est une bulle de cauchemar intemporelle dont l’esthétique si particulière fascine encore. Et puis, l’idée d’une version emmenée par le réalisateur du pourtant célébré Call Me By Your Name ou encore A Bigger Splash (déjà la relecture d’un classique de Jacques Deray, La Piscine, et déjà écrit par David Kajganich, scénariste sur ce nouveau Suspiria), avait de quoi largement inquiéter.
- © 2018 Metropolitan Filmexport. Tous droits réservés.
Et pourtant, le cinéaste, visiblement passionné par son sujet, réussit finalement à se détacher de l’œuvre originale avec une vision radicale. Il déplace l’intrigue, initialement située à Fribourg, dans le Berlin de 1977, soit l’année de sortie du Suspiria d’Argento. De fait, il ouvre cette histoire qui se déroulait en vase clos aux remous politiques d’une ville coupée en deux, sous le coup de la guerre froide et des attentats politiques de la bande à Baader .
L’intrigue, découpée en six actes, suit toujours une jeune Américaine venue pour intégrer une compagnie de danse, qui se révèle être un repère de sorcières et dont la fameuse Helena Markos, qui donne son nom à la troupe, serait la « Mère supérieure ».
Dakota Johnson, surtout connue pour la série des Cinquante nuances… mais qui a déjà travaillé avec Guadagnino (A Bigger Splash), trouve ici un rôle physique qui enfin lui donne l’occasion d’exprimer une palette de jeu plus intéressante. Tour à tour timide, apeurée puis volontaire et déterminée, son personnage n’est plus la silhouette qu’esquissait Jessica Harper (que l’on retrouve ici) mais un pilier pour le film et surtout le spectateur. Passée par un entraînement intensif à la danse contemporaine pendant de longs mois, elle livre une performance impressionnante, entre la danse et la possession démoniaque, deux facettes que le film explore.
Après un prologue qui instille l’atmosphère de sourde angoisse du long-métrage (amenée à exploser sur sa fin) et emmené par l’excellente Chloë Grace Moretz et le psychiatre qui sert de fil rouge à l’histoire autant qu’à incarner la rationalité du spectateur (interprété par… oh et puis non, découvrez-le vous-même), Suspiria entame une lente et progressive descente aux enfers.
- © 2018 Metropolitan Filmexport. Tous droits réservés.
Si le contexte politique, amorcé par les plans en extérieur sur le mur et développé par les nombreux reportages radio ou télévisés, reste plutôt théorique dans sa mise en scène, il a le mérite d’expliciter, à l’échelle historique, l’aliénation des corps et des esprits que subissent les gens de l’époque et ainsi, en miroir, celle des femmes qui viennent chercher dans la danse ou chez ces sorcières un pouvoir de libération total. Ce n’est sans doute pas un hasard si le réalisateur situe l’académie face au mur : souvent le film joue de cette frontière imposée à traverser, par le parcours du psychiatre surtout. Frontière que l’on retrouve à l’intérieur de l’académie, entre le visible et l’invisible, les locaux accessibles et les cachettes secrètes qui se dérobent.
La danse, si elle n’était qu’un décor dans l’original, est ici au cœur du film. Les ballets sont puissants, chorégraphiés avec précision par Damien Jalet, chorégraphe franco-belge, et développent la thématique visuelle de l’antagonisme entre puissance de vie et puissance de mort. À l’image de l’audition de Susie, en montage alterné avec une autre danseuse, ailleurs dans le bâtiment, spectaculaire et repoussante à la fois. Des liens surnaturels qui unissent les mouvements, avec d’un côté le pur spectacle de l’expression du corps et de l’autre l’effroi que celui-ci peut susciter lorsque l’on pousse la logique des mouvements extrêmes jusqu’au bout (lorsque l’on sait que Dakota Johnson elle-même a terminé aux urgences pendant le tournage d’une scène de danse où elle projette violemment son torse en arrière, on se dit que la séquence vaut aussi comme commentaire des violences que l’on s’inflige pour la beauté d’une performance artistique.)
Au dessus de tout cela, comme une ombre projetée sur les personnages avant qu’il soit évident qu’elle-même subit un pouvoir supérieur, il y a Madame Blanc, glaciale et tranchante mais aussi maternelle et qui suscite l’admiration de ses danseuses. Elle est la puissance hypnotique du film. Silhouette à la fois gracile, sèche et glaciale, Tilda Swinton ressemble à Pina Bausch. Le cinéaste s’est bien sûr inspiré de la célèbre chorégraphe allemande, mais aussi de Sasha Waltz, autre chorégraphe allemande que le scénariste David Kajganich suit et interroge longuement pour réussir à écrire ce personnage.
Si Madame Blanc paraît vampire à se nourrir des émotions suscitées par les danses de ses élèves, elle les libère aussi et surtout de la pesanteur – littéralement – d’un monde extérieur fait par et pour les hommes.
- © 2018 Metropolitan Filmexport. Tous droits réservés.
Et l’horreur dans tout ça ? Suspiria ne joue pas la carte de la frayeur. Il distille le malaise et l’angoisse le long d’un film qui se veut descendant des drames chocs de Fassbinder. C’est dans des inserts, des contrechamps ou des images brèves distillées dans un cauchemar que l’atmosphère s’épaissit, et ne rassure jamais.
Le film s’éloigne donc du style de son modèle, mais privilégie lui aussi son atmosphère. Hors de question de tenter de reproduire la photographie de Luciano Tovoli, qui à l’aide du Technicolor composait son image avec les couleurs primaires. Ici, Sayombhu Mukdeeprom, déjà à l’œuvre sur Call Me By Your Name et responsable de la très belle photographie d’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, choisit avec son réalisateur les couleurs du Berlin gris et froid des années 70. Relevé de quelques verts pâles et marrons terreux, l’ensemble évoque en effet certains films de Fassbinder dont ils se sont inspirés, mais aussi des peintures de Balthus.
Le rouge quant à lui survient par petites touches, autant d’indices visuels qui annoncent le final, notamment dans la séquence du ballet avec ces cordelettes rouges nouées sur le corps des actrices évoquant évidemment la pratique du bondage, à nouveau cette opposition visuelle entre corps empêché et corps délivré.
La musique de Thom Yorke, leader du groupe Radiohead dont c’est la première bande originale, vient nimber le tout d’une mélancolie étonnante, avec ses chansons magnifiques au piano sur lesquelles se pose sa voix hantée, et contribue à distiller l’angoisse par ses nappes de synthé tantôt indus, tantôt aériens.
Guadagnino explore l’ambiguïté humaine, son côté sombre, mis en scène dans cette micro-société de femmes qui voudrait échapper à un monde violemment patriarcal. Des femmes, il célèbre aussi la puissance mais, comme toute puissance, il montre l’envers ténébreux, destructeur.
S’il ménage quelques séquences de body horror éprouvantes, le film évite pendant une bonne partie la surenchère. Il culmine cependant dans un final rouge qui serait le versant grand-guignol de Climax, signe du jusqu’au-boutisme d’un cinéaste qui n’a pas peur de sombrer en cours de route (et réussit à passer en force !). Un rituel païen que l’on peut voir comme une reprise (ou correction) d’une séquence similaire de Mother of Tears d’Argento, la pitoyable conclusion de sa trilogie des Trois Mères entamée donc par Suspiria et poursuivie par le beau Inferno.
- © 2018 Metropolitan Filmexport. Tous droits réservés.
Suspiria est donc une « reprise », pour employer le mot de Tilda Swinton, absolument passionnante qui n’a pas longtemps à souffrir d’une comparaison avec l’original. Un travail incarné qui, s’il s’éloigne de son modèle, sait lui rendre hommage en reprenant et actualisant quelques séquences. On ne criera pas non plus au chef-d’œuvre : l’ensemble est un peu trop long et le rythme parfois lambine, mais on peut le célébrer comme étant une véritable réussite, même un tour de force compte tenu de tous les risques évoqués plus haut.
Extraits et bande-annonce :
- © 2018 Amazon Studios - FilmNation Entertainment - Metropolitan FilmExport - K Media. Tous droits réservés.
- © 2018 Metropolitan Filmexport. Tous droits réservés.
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Virgile Dumez 15 novembre 2018
Suspiria - Luca Guadagnino - critique
Le cinéaste est assurément un homme cultivé qui souhaite aller au-delà du postulat horrifique de l’oeuvre d’Argento. Etait-il pour autant nécessaire de nous infliger 2 heures trente d’un pensum indigeste sur les fractures de l’Allemagne des années 70, oubliant au passage de raconter une histoire quelque peu horrifique ? Jamais angoissant, jamais intrigant, le film a pour seul mérite de sans cesse prendre le contre-pied de ce que l’on attend. Avec ses images délavées trop sombres, ses ralentis disgracieux qui gâchent toute la dernière scène (la seule qui justifie le classement dans la catégorie horreur), Suspiria 2018 n’a pas grand-chose à offrir aux amateurs de frissons. Le film ressemble finalement plus au Mother of Tears ridicule d’Argento qu’à son sublime Suspiria. Mon Dieu quelle déception !