Strange Fruit - La chronique BD

Ils ont été nombreux à chanterce vieux refrain triste, de Billie Holiday à Joe Bonamassa en passant par Nina Simone. En voyant la magnifique couverture, en se remémorant les paroles de cette ode aux Noirs des états du Sud qui étaient pendus à cause de la couleur de leur peau, on se dit que le sujet choisi par Mark Waid est sans surprise : la cause des droits civiques, l’égalité, la tolérance et le Blues. Évidemment, il y a de ça, mais ce qui aurait pu être une chronique évidente se révèle bien plus surprenante. Car Strange Fruit est finalement un mélange du Jour où la Terre s’arrêta et la légende de John Henry. Une fresque historique avec un élément anachronique, ou plutôt extraterrestre, qui casse tout, des codes de la société blanche de l’époque aux digues qui peuvent prévenir la grande inondation du Mississipi de 1927. Le choc est, il faut bien l’avouer, assez déroutant pour le lecteur, car les indices ne laissaient pas envisager un tel scénario. Le Ku Klux Klan qui veut se faire respecter en ces temps où la nature menace, une veuve qui défend bec et ongles ses métayers Blacks, un sénateur à cheval entre l’ombre et la lumière... Tout semblait normal, sans aller vers Autant en emporte le vent, mais typique, presque familier et rassurant. Jusqu’à l’arrivée d’un colosse nu et invincible, venu de loin mais familier à la violence. Son histoire sera courte, parfaitement mise en tension par la menace des inondations qui restent en arrière plan jusqu’au dénouement final.

© Delcourt

La conception graphique de cet ensemble est tout bonnement magnifique. Les couleurs aquarelles sont d’une fluidité, d’une élégance qui rappelle le mouvement des eaux du fleuve, pouvant être tantôt déchaînées et criantes, tantôt calmes et douces. Les visages sont exceptionnellement réalistes, alternant colère, horreur et stupéfaction selon les pages, tandis que l’immersion dans l’époque de l’entre deux guerres se fait très naturellement. Si le colosse aux muscles d’acier crève l’écran chaque fois qu’il apparaît, l’œuvre tire cependant sa vitalité des personnages secondaires et de leurs réactions face à ces apparitions. Car ce surhomme est bien entendu destiné à devenir un symbole, une légende, un mythe...

Claque graphique et scénaristique, Strange Fruit offre une expérience rare, qui bluffe et souffle le lecteur, par son rendu et son message. Le travail fourni a été à l’image du colosse, fort, immense mais trop éphémère, trop court en fin de compte. Il aurait mérité un roman entier.

Découvrez la librairie de BD numérique aVoir-aLire avec Sequencity