Le 21 mai 2020
- Genre : Documentaire
- Nationalité : Burkinabé
- Distributeur : Météore Films
- Editeur vidéo : La Vingt-Cinquième Heure
- VOD : https://www.meteore-films.fr/ressources/_files/1/954c41f-324-Sankara_TLR-0429_WEB.mp4
- Genre : Poésie
- Titre original : Sankara n'est pas mort
- Date de sortie : 29 avril 2020
Le poète burkinabè Bikontine occupe une place centrale dans le film Sankara n’est pas mort. Entretien.
Nous poursuivons notre série d’entretiens autour du film Sankara n’est pas mort, sorti en e-cinéma le 29 avril et disponible jusqu’au 25 mai sur la plateforme La Vingt-Cinquième Heure. Rencontre aujourd’hui avec le poète Bikontine, personnage principal du film qui a sillonné le Burkina Faso sur les traces du leader révolutionnaire Thomas Sankara, assassiné en 1987. Il revient sur les raisons qui l’ont poussé à entamer ce voyage, nous parle de sa vie de poète au Burkina Faso et offre un regard précieux sur l’héritage politique de Sankara dans la société burkinabè, depuis l’insurrection populaire de 2014.
Quelle était votre connaissance globale du Burkina Faso avant d’entamer ce périple ? Aviez-vous déjà beaucoup voyagé à l’intérieur de votre pays ?
Bikontine : C’est une question à double valeur. Le Burkina est un pays que nous aimons, nous les Burkinabè ; j’étais donc déjà parti à l’assaut du pays depuis longtemps. Mais pour répondre aux besoins spécifiques du film, ça a été une autre découverte. Il y a des localités que je connaissais et des localités que j’ignorais totalement. J’ai appris à connaître autrement mon pays grâce à ce voyage.
On voit au début du film une conversation entre vous et un jeune de Bobo-Dioulasso, qui a arrêté l’école en 5ème, mais vous récite un poème de Camara Laye. Quelle est la place de la poésie au Burkina Faso ?
Cette scène s’est déroulée un peu par hasard : j’aurais pu être à Bobo sans rencontrer un homme aussi ouvert à ce jeu spontané, qui nous parle de sa vie et du fait qu’il a vite abandonné l’école. Pour ce qui est de la poésie, je pense que c’est une question très liée à la question scolaire : aujourd’hui entre 80 et 85% de la population burkinabè est alphabétisée, mais il y a 20 ans très peu de personnes avaient la possibilité d’aller à l’école. Ces personnes ont appris à lire des poèmes, à être en contact avec la poésie. Ça, c’est pour la poésie littéraire. Mais la vie de l’homme est aussi chargée d’émotions, d’étonnements, de surprises, et plein de situations qui font qu’on ne peut pas dépouiller un être vivant de sa poésie. Parce que si je me réfère à l’histoire de l’Afrique, les griots, les louangeurs sont tous des gens qui nous parlent avec sagesse. Et je pense que la poésie est aussi une qualité de sagesse de l’homme qu’il porte en lui-même. Il n’est pas obligé de parler une langue officielle pour connaître la poésie. La poésie écrite n’est pas forcément quelque chose dans l’habitude des Burkinabè. Par contre l’Africain aime la belle langue, la production imagée de la langue.
Y a-t-il des poètes burkinabè que vous aimeriez nous recommander ?
Il n’y a pas vraiment de poète de référence au Burkina. Il y a un auteur qui a marqué son temps, mais sans produire spécifiquement de poésie, c’est Nazi Boni [1912-1969]. C’est un auteur assez incontournable au Burkina, qui transcende toutes les générations. Son écriture est à la fois romanesque et poétique, j’aime beaucoup son roman Crépuscule des temps anciens. Sinon, chaque année, se tiennent des compétitions littéraires, soit parrainées par l’Organisation internationale de la francophonie ou alors dans le cadre de la Semaine nationale de la culture (SNC). Il y a des compétitions de poésie, de contes ou de romans. Des gens sont primés, donc on ne peut pas les ignorer. Mais ce sont toujours des personnes qui ont étudié à l’Université avec des connaissances littéraires. Des poètes qui écrivent sans formation spécifique, je n’en connais pas trop.
© Météore Films
Et vous, comment avez-vous découvert la poésie ? Était-ce dans un cadre scolaire ?
Non, pas du tout. J’ai arrêté l’école au certificat d’étude primaire, l’équivalent du CM2. Jusqu’à mes vingt ans je ne connaissais pas bien le français, ni lecture ni grammaire. Je n’étais pas du tout habile à l’école. Après avoir abandonné l’école, j’ai commencé à lire par curiosité, parce que je voulais pouvoir exprimer ce que je vivais. J’ai touché aux classiques français, les Baudelaire, Verlaine et Maupassant, du XVe au XXe siècle. J’aime beaucoup lire l’histoire de la vie de ces personnalités, qu’elles soient littéraires, politiques ou artistiques. Je me suis attaché à Baudelaire, parce que sa poésie marque le monde aujourd’hui, alors que c’est quelqu’un qui a vécu dans l’isolement et la folie. Quand je vois ces personnes qui sont aujourd’hui des références en matière d’écriture et n’ont pas mené une belle vie, ça me ramène un peu à moi-même.
Vous êtes donc partisan d’une poésie de la vie plutôt qu’une éducation littéraire académique…
Oui. Une fois que l’on rend scientifique une qualité humaine, cela devient codé et c’est extrêmement difficile à cerner. Lorsque j’écris, je ne cherche pas à évaluer la qualité syntaxique d’un texte, je ne comprends pas trop ce que ça veut dire. Je sais seulement qu’il y a des moments où mon esprit commence à être emporté par des émotions ou des états qui ne sont pas mes états de tous les jours et qui me poussent à produire des écrits. Ce n’est pas forcément parce que j’ai envie de faire des poèmes que j’écris. C’est seulement mon esprit qui me dis : « je suis en train de pleurer, je suis en train de saigner, profites-en pour écrire quelque chose ». C’est pour cela que ça me gène que quelqu’un qui a fait l’université comprenne la poésie de la même manière que moi. Parce que lui a toute une explication pédagogique et scientifique et il aura beau m’expliquer toutes ses définitions mille fois, cela ne me dira rien. Si on devait faire un concours de poésie, je serais peut-être parmi les derniers, parce que ce que j’écris ne cherche pas à respecter une norme.
Comment sont nés les poèmes que l’on entend dans le documentaire ?
J’écrivais beaucoup de textes pendant le tournage. J’ai remplis des carniers entiers de poèmes. Mais Lucie [Viver, réalisatrice du film] peut en témoigner, je n’ai jamais su relire ce que j’écris. Une fois que c’est trop tard, en quelque sorte. Quand je relis mes poèmes, on ne dirait pas que c’est moi qui les ai écrits, parce que je ne me donne pas forcément de ligne directrice. J’écoute ce qui se passe autour de moi, sans faire trop attention au reste.
On sent justement dans le film un rythme particulier, comme si votre voix lisant les poèmes venait compléter ce que l’on voit. Comment avez-vous cherché à articuler le son et l’image ?
Je pense que c’est beaucoup lié à la qualité d’écoute de Lucie, ainsi que de toutes les personnes qui se sont occupées du son. On a enregistré les lectures en studio à Paris, et ce sont eux qui ont permis de donner à chaque poème sa sensibilité.
Lucie Viver m’a aussi confié que vous ne lisiez vos poèmes qu’à très peu de gens. Qu’est-ce qui a fait que vous acceptiez de les montrer dans le film ?
Je n’ai jamais été très sûr de moi-même. Je ne sens l’importance de mes productions que si je les partage avec des proches. Donc je n’écrivais pas des poèmes qui étaient connus. Et puis, un jour, je ne sais vraiment pas comment le déclic est venu, le séjour de Lucie était fini et j’ai décidé de lui lire deux textes que j’avais écrits. Ce jour-là, il y avait une sorte de magie qui a fait que ça l’a touchée. Et à partir de ce moment, c’est elle qui a décidé d’insérer les poèmes dans le film.
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Vous parlez dans l’un de vos textes du « bazar de ces villages assommés par l’imposture régionaliste ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Sankara a toujours voulu que les Burkinabè comprennent que nous sommes tous les mêmes. Nous avons 64 ethnies, et chaque ethnie peut avoir jusqu’à une dizaine de dialectes. C’est un peu l’image de la tour de Babel : une fois que la communication est rompue, c’est très difficile de se faire comprendre. L’Afrique a une richesse ethnique incomparable, à l’exception de quelques pays comme le Rwanda. Lorsque vous ne parlez pas la même langue que quelqu’un, vous ignorez la qualité de sa culture. Et c’est aussi le cas politiquement.
Ici au Burkina, vous avez une partie du pays qui est dirigée par des rois, des chefs, et une autre où il n’y a pas ces chefferies traditionnelles. Chez certains peuples comme les Mossis, il y a un chef suprême dont la loi s’applique systématiquement à tous les Mossis. Il a des représentants dans chaque village qui font prévaloir sa volonté au niveau local. Le chef Mossi représente le soleil sur la Terre et les gens qu’il gouverne n’ont même pas le droit de lui parler. Mais là d’où je viens, dans le Sud-Ouest, tout ça n’existe pas. Cela provoque des difficultés pour construire une nation. Je constate par exemple que si un chef traditionnel est engagé politiquement, vous pouvez être sûr que 90% de la population de sa localité sera du même bord politique que lui.
Chez nous il y a un proverbe qui dit « la pintade regarde la pintade ».
Nous avons des partis politiques modernes. Mais les partis n’ont rien à voir avec ce qui intéresse la volonté générale. L’un des principaux problèmes c’est qu’il n’y a pas d’éducation politique à proprement parler : c’est soit du civisme coutumier, soit un engagement intéressé. Alors que la politique, c’est justement sentir que le bien-être de tous est respecté. Pour qu’un homme arrive à gouverner le pays, il faut qu’il apprenne que la politique n’a rien à voir avec les ethnies et les communautarismes. Voilà ce que j’appelle l’imposture régionaliste.
Thomas Sankara voulait donc que le peuple burkinabè puisse s’unir d’une seule voix…
Oui. Déjà son arrivée au pouvoir n’était pas acceptée par certaines communautés, parce qu’il était considéré comme un Peul. Et en même temps, il avait une qualité humaine qui imposait le respect même parmi ses opposants. Je ne veux pas faire l’apologie de Sankara, ni un culte de sa personnalité, mais quand vous écoutez ses discours avec lucidité, vous comprenez que ce n’était pas un homme politique. C’était juste un être humain qui avait envie que tous les hommes de son pays puissent se sentir humains. Sankara disait qu’un militaire sans formation politique est un tueur en puissance. Et quand on voit les différents conflits dans le monde, c’est très souvent les populations contre les hommes armés. Quelle est leur formation idéologique ? Quelle est leur formation politique ? Il disait aussi que celui qui porte l’arme sait qu’il ne tient aucun autre message que la mort. Pour éviter tout cela, il voulait créer des conditions d’éducation pour tout le monde, pas seulement dans le cadre scolaire, mais par la culture, en apprenant le respect aux gens, le respect de la dignité humaine. A partir du moment où tout cela est brisé, on ne peut pas parler de démocratie. C’est ce qu’il a voulu faire comprendre aux Burkinabè.
En vérité, je n’aime pas trop m’attarder sur ce que Sankara était. J’étais assez fasciné par sa manière de gouverner quand j’étais jeune mais c’était peut-être trop beau pour être vrai, parce que ça m’écœure d’avoir eu un homme de cette qualité et de voir qu’aujourd’hui notre peuple est entré dans la routine. Je me demande à quoi tout ce qu’il a fait a servi.
© Météore Films
L’insurrection populaire de 2014 n’est-elle pourtant pas la preuve que "Sankara n’est pas mort" ?
Pas un Burkinabé n’oserait dire qu’il n’était pas fier de ce qui s’est passé en 2014. C’est rare. Certaines personnes étaient frustrées, parce que c’était tout le système politique qui s’effondrait. Mais nous avons tous participé à l’insurrection, moi y compris. Il faut voir les archives : même des vieilles personnes qui n’ont jamais été politisées ou alphabétisées sont sorties dans la rue pour crier à gorge déployée. Compaoré était un homme puissant. Il y a eu des moments où prononcer le nom de Sankara, c’était comme s’envoyer une flèche en plein cœur. Sankara est devenu un bouc émissaire, tout le monde profite de son image en bien ou en mal. Ça ne peut pas mourir.
Le simple fait de dire Burkina Faso, c’est parler de Sankara, parce que c’est lui qui a osé ce changement de nom. Quand tu dis « Burkina », il y a une partie de la population qui sait ce que ça veut dire, c’est en langue moré. Quand tu dis « Faso », c’est en langue dioula. « Burkinabè », c’est en langue fulfuldé. Ainsi tout le monde comprend, quelle que soit la langue. C’est comme ça que l’on éduque les gens. Alors que « Haute-Volta », il faut avoir au moins vingt ans pour comprendre ce que ça veut dire.
Quel regard portez-vous sur le gouvernement actuel et sa capacité à réformer le système du pays ? Pensez-vous que la justice du pays puisse à moyen terme avoir la maturité nécessaire pour juger les responsables de l’assassinat de Sankara ?
Sa mort est restée sans justice, peut-être parce qu’il n’appartenait pas au groupe ethnique le plus fort. Sankara est mort banalement, pas comme un être humain. On dit parfois que la démocratie fait pitié, et le Burkina en est l’exemple type. Ça fait fondre en larmes. Je ne veux critiquer personne, mais nous avons fait toutes les révoltes de 2014 pour nous retrouver dans cette situation et ça donne envie de s’arracher les cheveux. Disons seulement que ce n’est pas encore le bout du tunnel.
Pour trouver les séances près de chez vous, rendez-vous sur le site de la Vingt-cinquième heure : https://www.25eheure.com/
Certaines séances sont suivies d’une rencontre avec la réalisatrice Lucie Viver et le poète Bikontine.
Galerie Photos
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