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Le 29 novembre 2005
Rencontre avec un réalisateur avide d’histoire et heureux d’éclairer son travail pour les lecteurs d’aVoir-aLire.
- Réalisateur : Liev Schreiber
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On connaît tous Liev Schreiber pour son interprétation de Cotton Weary dans la série des Scream de Wes Craven. Mais le réalisateur de Tout est illuminé est bien plus qu’un second couteau des séries B américaines. Acteurs de théâtre renommé, spécialiste de William Shakespeare, il met à jour avec son premier film une sensibilité et un sens aigu de la narration. Son histoire, pourtant tirée du magnifique roman de Jonathan Safran Foer Tout est illuminé, est celle, personnelle, intime, de ses origines ; l’histoire des exilés juifs ukrainiens. Un devoir de mémoire émouvant. Rencontre avec un réalisateur avide d’histoire et heureux d’éclairer son travail pour les lecteurs d’aVoir-aLire.
Quel sens donnez-vous à l’expression "tout est illuminé" ?
C’est un titre absolument magnifique. Je l’interprète comme un exercice très égoïste, qui m’a permit d’essayer de comprendre qui je suis, en regardant l’histoire de mon grand-père, qui est mort en 1993. Je voulais "illuminer" son passé, essayer de comprendre certaines choses dont il ne voulait pas parler, dans l’espoir d’en apprendre plus sur lui, et donc aussi sur moi-même. "L’Illumination" est aussi une idée propre à la foi juive, qui cherche à éclairer les idées et les vies. C’est également une métaphore hautement cinématographique, celle de la lumière qui passe à travers le film. Il y a enfin une dernière explication, qui est dans le roman mais pas dans mon film, qui est de prêter aux êtres humains la capacité de produire de la lumière, tout particulièrement quand ils ont des rapports sexuels. Malheureusement cette lumière peut aussi naître d’une explosion, d’une bombe. Elle peut donc surgir du bien comme du mal que les hommes ont en eux.
Avant même de lire Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer, vous écriviez votre propre roman, celui d’un jeune homme retournant en Ukraine pour en apprendre plus sur le passé de son grand père...
Oui, c’est incroyable à quel point le postulat de départ de mon histoire est proche de celui de Jonathan...
...Pourtant vous avez préféré adapter l’histoire de Tout est illuminé plutôt que la vôtre. Pourquoi ?
C’est bien simple : Jonathan est un bien meilleur écrivain que je ne le serai jamais ! Par ailleurs, mon scénario était bien plus sombre que celui du film. Mon héros s’imaginait qu’il serait accueilli bras grand ouverts en Ukraine... pour finalement se retrouver en territoire hostile, être dévalisé, et devoir faire la manche pour retourner aux Etats-Unis. L’Ukraine était un endroit hostile pour lui. Dans le roman de Jonathan Safran Foer, l’Ukraine est aussi hostile, mais il réussit à en parler avec humour et un redoutable sens de la dérision. Une autre différence capitale découle de la création du personnage du grand-père ukrainien. Dans mon histoire, le héros était seul. Le grand-père permet de donner corps au passé, et de créer ainsi une perspective de ce qu’est "l’illumination" du présent.
N’est-ce pas un paradoxe que quelqu’un d’autre ait écrit cette histoire que vous vouliez si personnelle ?
(Silence.) C’est comme n’importe quel conte folklorique. Vous ne pensez pas que Hamlet c’est aussi votre histoire ? Ces textes existent en chacun d’entre nous. La mémoire n’est pas narrative, elle est émotive. Ce sont des œuvres qui amènent des émotions qui sont justes, vraies ; de ce fait, il est aisé de s’identifier aux personnages. Le roman de Jonathan traitait précisément des émotions dont je voulais parler, et je ne pense pas que ce soit une coïncidence, car notre histoire, celle de nos grands-parents, notre humour sont les mêmes. Il y a une sensibilité qui est propre non pas seulement aux Juifs, mais à tous ceux qui ont survécu à quelque chose, un sens profond de l’ironie. Ces gens là, plutôt que de se dire "la vie c’est de la merde" et se recroqueviller dans cette idée, l’embrassent, nagent dans cette merde, et en font un carburant pour survivre et vivre ! Ce sens de l’humour et de la dérision est très européen. Les Américains n’ont pas une assez longue histoire, n’ont pas connus les guerres terribles qu’a connues l’Europe. Donc il s’agissait pour moi de faire se rencontrer mon héros juif américain avec ces Ukrainiens plus à même de "rire" des choses douloureuses.
Comment avez-vous choisi les éléments du livre que vous vouliez filmer ?
J’ai pris la trame centrale, la narration pure de "l’enquête". Evidemment, comme c’est un premier film, je ne pouvais pas tourner une aventure épique de trois heures... question de budget - j’ai dû travailler avec des moyens limités - et de savoir-faire. Quoi qu’il en soit, je pense que le voyage contient l’essence du livre, de son message et de son esthétique.
Vous avez déclaré que Tout est illuminé est aussi un film sur l’Amérique, et son image à travers le monde...
Après le 11 septembre, il y a eu une très brève fenêtre qui s’est ouverte dans les mentalités et les sensibilités presque partout dans le monde : les gens éprouvaient de la compassion pour les Américains. Pour un court instant, le monde compatissait, comprenait, se mettait à notre place plutôt que de d’être dérangé par notre politique et notre culture envahissantes. Cette fenêtre s’est refermée aussitôt que notre gouvernement a décidé qu’il fallait accuser quelqu’un, et nous nous sommes de nouveau éloigné du reste du monde. Cet instant de compassion post-11 septembre m’a beaucoup ému. Il m’a poussé à appréhender ce que c’est d’être américain. L’Amérique est une nation formée par des gens arrivés du monde entier pour fuir quelque chose. Nos ancêtres se sont jetés dans le melting pot pour oublier leurs souffrances et devenir des bons citoyens américains, c’est-à-dire produire encore et encore. Pour s’insérer, ils ont voulu tirer un trait sur leurs passés. Cette fenêtre d’après 11 septembre était pour moi l’occasion de se reconnecter avec le passé et se rapprocher, notamment culturellement, du reste du monde. Mon héros symbolise ce mouvement, celui d’une Amérique distante, froide, maniaque, paranoïaque, qui va rencontrer une culture européenne vibrante, colorées, excitante, drôle, et chacun va pouvoir influencer l’autre, s’enrichir à ce contact. Dans les films hollywoodiens, le héros américain influence toujours le reste du monde, il est au centre. Ici, ce sont les Ukrainiens qui apportent au héros. J’espère, dans la mesure où j’ai fait ce film pour mes compatriotes, qu’ils comprendront la richesse de la culture européenne, et ce qu’elle peut nous apporter.
Une de vos principales inspirations cinématographiques est celle d’Emir Kusturica, qui est évidente dans Tout est illuminé. Qu’est-ce qui vous attire dans le cinéma de Kusturica ?
Kusturica m’apporte la joie. Chaque heure passée devant ses films provoque chez moi une sensation d’extase ! La structure de ses films, sa mise en scène, sa crédibilité culturelle sont les preuves de son talent. Chacun de ses films est comme un grand huit ! Ils sont complètement fous, totalement barrés, et c’est comme ça que je vois la vie ! Ses films sont à la fois un pur divertissement et une peinture de l’incroyable noirceur de l’humanité, illustrent l’inévitable cohabitation entre la joie et le mal, la nécessité d’apprendre à vivre avec, et finalement appellent à profiter avec passion cette existence. Kusturica m’amène à me dire chaque jour : "c’est une chance énorme d’être en vie, de voir chaque seconde, chaque minute, chaque heure de chaque jour !"
Quel genre de réalisateur êtes-vous avec vos acteurs ?
Avec Elijah (Wood, Jonathan dans le film, ndlr), j’étais extrêmement coulant, je lui laissais jouer le personnage à partir de mes indications. Avec Eugene (Hutz, qui joue Alex, ndlr) c’était différent, car c’est son premier rôle. J’aurais vraiment aimé jouer ce rôle, mais je voulais quelqu’un de "vrai", et donc j’ai engagé un non professionnel, un débutant. Mais c’est certain qu’en tant qu’acteur j’ai dirigé mon équipe en me mettant virtuellement devant la caméra.
Pourquoi avoir fait de Jonathan/Elijah Wood un personnage si extrême, si froid et si maniéré ?
J’étais obsédé par ses yeux, qui voient, mais sans regarder. Cela m’est venu à l’esprit quand j’ai rencontré Elijah la première fois, car il a des yeux immenses. Ces yeux, ceux de Jonathan, peuvent tout voir, mais ne saisissent rien. J’ai donc travaillé sur l’idée que l’Américain était comme vide, comme nu, blanc comme une page neuve, et que les événements, son histoire aussi, allaient le remplir, pour rester avec lui. J’ai aussi voulu faire l’Américain discret, terne même, pour qu’on ne puisse pas immédiatement s’identifier à lui, et que les autres personnages puissent briller.
Vous avez insisté sur les origines juives de certains des personnages principaux, ce qui n’est pas forcément le cas dans le roman. Pourquoi ?
Je ne pense pas avoir voulu rendre les personnages "plus juifs", mais plutôt en faire des gens qui vont réaliser que le respect entre personnes, juives ou non, est essentiel. Qui que nous soyons, le regard que nous portons sur nos proches, sur leur passé et donc sur notre passé, doit éclairer notre présent. Les personnages de Tout est illuminé sont liés à l’histoire des Juifs ukrainiens. J’ai donc voulu insister sur la mémoire de ce passé, le respect de ce passé.
Vous avez fait du personnage du grand-père un juif, alors qu’il ne l’est pas dans le roman. Pourquoi ?
Il y a dans une partie de la communauté juive une sorte d’"auto-antisémitisme" qui vient d’un siècle de propagande antisémite, qui a été si puissante, qui a tuée tant de gens que les Juifs eux-mêmes sont devenus antisémites. Il y aux Etats-Unis certains Juifs qui refusent leurs origines, qui font tout pour cacher et se cacher qu’ils sont juifs. Le "personnage" clé de ce phénomène est la "Jap" (Jewish American Princess, la princesse juive américaine, ndlr), prototype de la jeune fille juive qui se décolore les cheveux, qui porte des lentilles de contact bleues et qui se fait refaire le nez, pour finalement changer son vrai nom, Swartz, en Smith. Tout cela cache une grande honte d’être juif. Au premier abord, cette Jap semble être une jeune fille dérangeante, malsaine, mais le problème vient de plus loin. Si elle agit ainsi, c’est que son grand-père avait dû avant elle renier sa judéité s’il voulait survivre. Mon propre grand-père refusait de parler de la guerre, et ceux qui comme lui ont fui l’Europe de l’est ont contribué à une sorte d’antisémitisme par leur volonté de taire leur passé, d’en avoir honte et d’en avoir peur. En filmant Tout est illuminé, je voulais revenir à l’origine de cette honte, et montrer qu’on ne peut être qui l’on est vraiment, dans son cas un juif ukrainien exilé, si on refuse d’accepter son passé.
Vous êtes-vous vous-même "illuminé" à travers la réalisation de ce film, avez-vous appris à mieux vous connaître et à regarder votre passé avec plus de clarté ?
Sans aucun doute. Au départ, c’était la très égoïste raison pour laquelle je voulais faire ce film. Je voulais découvrir si j’étais lié à quelqu’un ou quelque chose, si je parvenais à me trouver des racines. La personne avec laquelle je me sentais le plus lié étant mon grand-père, j’ai tâché d’observer son histoire. Faire le film m’a définitivement convaincu de ce lien. Être connecté avec lui, c’est être connecté et sentir un lien avec le reste de mes racines et des gens. Cela veut dire que je ne me sentirai jamais seul, ce qui est la pire de mes peurs et je pense une angoisse de tout un chacun. Cette connexion dépasse toutes les oppositions, celle de la langue que nous affrontons en ce moment même, celle de l’incompréhension. Je pense que nous souffrons tous d’une grande solitude existentielle. Réaliser Tout est illuminé m’a fait comprendre que les sentiments sont le plus fort moyen de dépasser cette solitude, et de communiquer. Ce travail était très émotionnel pour moi. De même, les spectateurs qui seront émus par mon film tisseront autant de liens émotionnels avec moi, via le film lui-même. C’est ce petit quelque chose sur la pellicule qui les émouvra, qui les fera rentrer en communication avec ce qu’ils sont au plus profond d’eux, et qui par là même les fera se lier à moi. Nous ne nous serons jamais rencontrés, nous ne nous connaîtrons pas, mais nous aurons partagé cette émotion. Nous ne serons plus seuls, même dans la pénombre de la salle obscure. C’est là toute la beauté et la force des histoires et du cinéma.
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