Le 13 septembre 2019
- Scénariste : Bruno Duhamel
- Dessinateur : Bruno Duhamel
- Famille : BD Franco-belge
- Editeur : Grand Angle
Pour la sortie de la nouvelle BD de Bruno Duhamel, #Nouveau contact, nous avons eu le plaisir de rencontrer l’auteur-dessinateur dans un café du quatorzième arrondissement.
Autour d’un verre, dans une ambiance jazz manouche, Bruno Duhamel a accepté de se prêter au jeu de l’interview et de nous parler, entre autres, de #Nouveau contact...
Résumé : Une longue interview de Bruno Duhamel pour parler de {#Nouveau Contact}, sa nouvelle BD parue chez Grand Angle mais aussi de ses techniques de travail, de son métier d’auteur-dessinateur et de l’avenir de ce dernier.
Bruno Duhamel, bonjour.
Bonjour !
Merci d’avoir accepté cette interview pour A Voir A Lire.
Merci à vous.
Et bien rentrons dans le vif du sujet : votre nouvel album #Nouveau contact.
Il ne faut pas oublier le # !
Justement. Commençons par une question sur le thème de cette BD ou plutôt sur les thèmes. A travers ce récit, vous abordez plusieurs sujets différents : les réseaux sociaux mais aussi la génétique, l’écologie et d’autres encore. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir un panel aussi large et à les unir pour ce récit ?
Je voulais retrouver sur l’album cette espèce d’hystérie collective que sont les réseaux sociaux et aussi ce travail des algorithmes qui en font l’univers des a priori et des amalgames. C’est-à-dire que l’on part d’une affaire qui va toucher les abeilles et on va dériver très vite sur la mondialisation et les entreprise qui ruinent la planète. Les sujets ne sont jamais stables sur les réseaux sociaux. C’est une espèce de flux qui évolue à une vitesse phénoménale avec un développement monstrueux car tout se partage trop vite. On passe d’un sujet à l’autre en un clin d’œil.
Même dans notre fil d’actualité, le post d’information d’un journal suit le post d’un ami, on lit des infos qui n’ont rien à voir entre elles. Je voulais retrouver ce mélange qui ne veut plus rien dire et qui finit par noyer les informations importantes.
Tout l’album est construit là-dessus. Il y a une info de départ : l’apparition de ce monstre complètement improbable auquel on ne peut pas croire du tout. Il a une tête de Schtroumpf translucide, une sorte de préservatif géant avec des tentacules autour. Il est complètement grotesque. Mais il va provoquer des réactions réalistes par rapport à ce qu’on voit sur les réseaux sociaux qui le rendront lui-même réaliste. Puis il va être noyé par une pluie d’informations qui fait que tout le monde va l’oublier. C’est lui le déclencheur et cinquante pages plus tard, personne ne s’en souvient.
J’avais envie d’avoir cette espèce de mixture d’informations qu’on avale 24h sur 24 qui n’ont a priori aucun lien entre elles mais qui se retrouvent réunies sur le fil d’actualité par ce travail d’algorithme qui fait ressortir les choses les plus effrayantes, les commentaires des plus grandes gueules.
Et on se laisse complètement entraîné par un truc qui n’a plus de logique.
Par rapport à la construction de l’histoire. depuis trois albums vous travaillez sur le scénario et le dessin, comment vous y êtes-vous pris ? C’est le thème de cet amalgame qui a servi de départ ou il y a eu d’autres idées au début ?
Je voulais parler de tous les thèmes que moi j’ai tendance à suivre : la génétique - les manipulations génétiques ça me fait peur -, les problèmes sur les crimes sexuels, sur cette espèce de résistance féministe qui se met en place le plus souvent pour le meilleur mais parfois pour le pire - car il y a des radicaux partout -, l’écologie...
Je parle de tous les thèmes qui me concernent, mais je suis parti du principe que j’étais sur le sujet de la fake news et sur la façon dont elle va complètement flinguer les vraies nouvelles.
Finalement sur les réseaux sociaux, on sait que ce sont les fausses nouvelles qui circulent le plus vite, et du coup je voulais montrer cette espèce d’alchimie qui fait que la véritable information importante va finir submergée par le reste, et du mal que cela peut provoquer selon les différents thèmes.
C’est-à-dire que dans tous ces thèmes qui me tiennent à cœur, je vois systématiquement les amalgames faire un meilleur travail de référencement qu’un vrai débat ou une vraie réflexion. Et chaque fois, il y a cet espèce d’effet de meute, de lynchage collectif qui se met en place. Cela fait aussi partie des choses dont je voulais parler. J’ai donc réuni ces différents sujets pour pouvoir attaquer tout le monde. Et m’attaquer moi aussi ! Je ne voulais pas juste taper sur le chasseur parce que je ne suis pas chasseur et que c’est bien pratique de taper sur celui d’à côté. Je voulais aussi me taper dessus. Donc il fallait que je prenne des thèmes qui me concernent comme le féminisme, l’écologie, la génétique, pour pouvoir mettre en scène le fait que même sur des causes qui paraissent juste, il y a cet effet de meute, ce système de lynchage qui décrédibilisent la cause et finissent par la noyer.
Et c’est ça qui me fait le plus peur. A la limite, que des crétins se noient dans les fausses nouvelles et le lynchage, ça ne me terrifie pas plus que ça car ça fait des années qu’ils le font.
Les fachos fonctionnent comme cela depuis longtemps. Par contre, voir un écologiste fonctionner ainsi, ça fait peur, parce que ça donne une légitimité aux outils du facho. Et c’est grave. Même si la cause est juste, je pense qu’il ne faut surtout pas tomber dans ce piège, sinon il n’y aura plus que le nombre de like qui nous séparera ! Et c’est loin d’être gagné.
C’est quelque chose de très très dur à dire sur les réseaux sociaux. Parce qu’effectivement quand on a des affaires comme celles qui sont tombées dernièrement, que ce soit au sein de l’église, ou à Hollywood, on n’a pas du tout envie de prendre la défense de ces types-là.
Mais en même temps, si on ne défend pas des choses comme la présomption d’innocence, ou le respect de l’individu, si on ne défend pas une justice impartiale, qui ne juge pas sous le coup de l’émotion, on va finir avec une justice « œil pour œil, dent pour dent » dans un univers rempli de fake news. Et on sait qui tire profit de ce genre de situation...
Donc il n’a jamais été aussi important que les gens éduqués prennent le risque de défendre le système de l’état de droit et ça je ne pouvais en parler qu’en regroupant tous les thèmes concernés par cette idée.
Et du coup, pour construire cette histoire, vous êtes-vous plongés plus avant dans les réseaux afin de trouver d’autres idées ou vous êtes-vous basés sur ce que vous aviez emmagasiné avant ?
Je n’ai pas eu besoin de m’y replonger. J’y suis assez régulièrement car j’anime une page pour parler de mon boulot. Donc forcément je me mange du fil d’actualité au passage, même si j’essaye de limiter la casse.
Les réseaux, ça fait quatre, cinq ans que je suis tombé dedans. Pour des raisons professionnelles car c’est très dur de faire connaître son boulot sans eux, et parce qu’une partie de ma famille est éloignée. J’ai accumulé suffisamment de choses. Finalement, cet album est une réaction à tout cette accumulation. A un moment, il a fallu que ça sorte. Je n’ose plus aller en parler sur les réseaux sociaux car le moindre débat tourne à une confrontation immédiate et crée des amalgames, des effets de meute, et de masse. Je n’ai pas envie de participer à ça.
J’en ai fait un livre car l’avantage de la lecture, c’est la lenteur. Lire un livre prend une heure, c’est une heure pendant laquelle on réfléchit en même temps qu’on lit. On ne peut plus être sur cette réaction épidermique imposée par les réseaux sociaux. On n’est plus sur l’instantanéité, ni sur l’émotion. Et on n’impose rien, le lecteur a choisi le livre. Sur les réseaux, vous ne choisissez pas le contenu qui s’affiche. Dans un livre on peut se permettre de rire de certaines choses, ce qu’on ne peut plus faire sur les réseaux sociaux, parce qu’on impose alors son rire aux autres.
Or le rire est justement ce qui peut nous protéger de l’angoisse.
Quand quelque chose me fait peur, je n’ai qu’une envie c’est d’en rire, car c’est la seule façon de désacraliser la peur. C’est vrai que sur les réseaux, on ne peut plus se permettre de rire. Revenir au livre fait ressortir de cette espèce de fusion totale que sont les réseaux sociaux, pour poser ces problèmes-là de façon plus calme.
Et puis c’est intéressant, je déplace dans un livre les comportements qu’on observe tous les jours sur les réseaux sociaux. Le fait de les voir dans le livre va peut-être à nouveau choquer les lecteurs. Ils vont se dire : « C’est vrai que je suis un peu ridicule quand je fais ça... » alors qu’on a tous tellement l’habitude de voir ces comportements sur les réseaux qu’on ne fait quasiment plus attention. C’est l’effet miroir qu’on utilise régulièrement au théâtre : montrer les gens en dehors de leur vie quotidienne pour que d’un seul coup ils se rendent compte du côté potentiellement dangereux ou ridicule de leur façon de faire.
Pour porter cette histoire, il y a le personnage de Doug, très humain, à la fois attachant et agaçant. Vous naviguez sur ce fil et on repense aux protagonistes de vos BD précédentes, Le Retour et Jamais. Comment travaillez-vous pour tenir ce fil afin que ça ne bascule jamais trop d’un côté ou de l’autre ?
A l’intuition. Comme vous disiez, oui, j’essaye de décrire des êtres humains. Et particulièrement dans cet album, je trouvais important d’avoir un être humain bourré de contradictions car finalement les personnages qui me font peur et qui apparaissent dans cet album, ce ne sont pas les écolos qui ont des contradictions, les féministes qui ont des contradictions. Ceux qui me font peur, ce sont ceux qui n’ont pas de contradictions, ceux qui débarquent avec une croix gammée tatouée dans le cou. Ceux-là me font vraiment peur car ce ne sont pas des êtres humains, ils n’ont pas de contradiction.
La contradiction, c’est normal d’en avoir. Or sur les réseaux sociaux, on ne s’autorise plus à avoir des contradictions car on veut vaincre l’autre. On veut être droit dans ses bottes mais personne ne peut être droit dans ses bottes. On peut avoir envie de respecter la vie animale, et le respect de la vie en général et défendre le droit à l’avortement. C’est une contradiction. Et justement, ce qui m’effraie, c’est qu’il y en a certains qui filent des billes à d’autres, et il n’y a pas besoin de leur en filer à l’heure actuelle. Ils sont suffisamment nombreux et convaincus comme ça.
C’était important d’avoir un personnage qui soit une contradiction sur pattes. Et j’en ai fait un Pierre Richard, c’est le maladroit qui va foutre les pieds dans le plat. Il va faire toutes les conneries qu’il ne faut pas faire sur les réseaux sociaux. Il va s’enfoncer petit à petit lui-même. On comprend pourquoi il s’y s’enfonce à partir du moment où il est jugé alors qu’il est innocent. C’est une erreur judiciaire de la justice 2.0.
Je me suis toujours dit que si un jour je me retrouvais au centre d’une erreur judiciaire, je deviendrai fou et je ferai n’importe quoi. C’est le principe de Kafka, vous ne pouvez plus en sortir, quoique vous fassiez, vous vous enfoncez, vous devenez contradictoire, bourru et forcément con. Je suis toujours admiratif des gens qui se retrouvent en taule pendant plusieurs années sur une erreur judiciaire et qui réussissent à ne pas sombrer dans la folie, parfois en devenant des intellectuels. Comment font-ils ? Je serai incapable de faire ça, je suis vraiment admiratif. Moi, je partirai en vrille.
Mais ce que Doug va révéler c’est que les gens autour de lui sont finalement aussi fous que lui. Et l’apparition d’un monstre qui va révéler la monstruosité humaine sous toutes ses formes, et notamment par le jugement, le jugement à distance, cet espèce de droit qu’on s’est donné à être juges et partie, dans des tribunaux populaires, des différentes informations qu’on voit passer. C’est assez terrible.
Si on réfléchit bien, pour un sujet comme les OGM par exemple, je ne suis pas franchement pour, et même limite contre, mais je n’ai pas les données nécessaires pour avoir un avis vraiment franc, ou une vraie conviction. Je ne m’y connais pas assez. Il faudrait que je passe deux ans à plancher dessus et à lire des études scientifiques pour lesquelles je n’ai pas le vocabulaire. On a quand même des gens qui expriment un point de vue hyper-convaincu sur des sujets qu’a priori très peu d’entre eux maîtrisent.
Et tout ça sur des plate-formes qui donnent la même parole à tout le monde, qui sont la concrétisation de ce fantasme que beaucoup de gens ont de la démocratie totale et directe. C’est-à-dire que oui, un climato-sceptique a le même droit à la parole qu’un spécialiste du climat, un gros macho a le même droit à la parole qu’une féministe. La question étant : est-ce une bonne chose ? Effectivement, depuis les réseaux sociaux, il n’y a plus de sélection, de direction éditoriale, d’élite qui a le monopole de la parole à grande échelle. Maintenant monsieur Machin écrit un post qui fait le tour du monde en 24h et aura plus d’impact qu’un scientifique ayant mis six mois à rédiger son livre. La bêtise ira forcément plus vite.
En plus, les réseaux nous apprennent à réfléchir en binaire, soit on aime, soit on n’aime pas. A la limite, il y a « grrr ». On réfléchit avec un pôle plus ou un pôle moins, comme des piles électriques. Dans mes albums, j’essaye d’avoir des êtres humains, des gens qui ne sont ni des bons ni des méchants. C’est important de lutter contre ce qui était l’apanage d’Hollywood à une époque : le manichéisme. Les films avec les gentils et les méchants. Maintenant c’est tout l’internet qui est comme ça, il y a les salauds de patrons et le bon peuple, il y a les salauds de riches et les gentils pauvres. Le mythe du peuple éclairé de la révolution française (qui a débouché sur la Terreur, sur la restauration d’une monarchie et sur un empire)... Je ne crois pas une seconde au manichéisme, surtout en politique.
Ça ne veut pas dire qu’il n’avait pas de grandes idées dans la révolution, mais que les grandes idées n’ont pas forcément besoin d’une révolution pour avancer. Et que le peuple peut aussi se planter. Certaines grande idées, comme l’abolition de la peine de mort, l’abolition de l’esclavage ou le droit à l’avortement, ont dû être imposée.
J’aime le cinéma réaliste italien car dans Affreux, sales et méchants, la famille pauvre est vraiment sale et méchante.
Il faut vraiment ne plus vivre dans les quartiers pauvres pour penser que le peuple est bon à l’origine. Celui qui fait partie du peuple sait que dans ses voisins, il y a des cons. C’est comme l’idée increvable du bon sauvage de Rousseau. L’idée que l’homme serait bon à l’origine.
Ce travail que vous faites sur les personnages principaux, vous l’appliquez aussi aux personnages secondaires. Ils ont tous leur personnalité, ils cherchent à atteindre leur but et en même temps, ils sont des miroirs renvoyant à Doug ses points positifs ou négatifs.
Oui, par exemple Doug se fait envoyer bouler par Maggie qui en a marre de le servir tout le temps.
En fait, il y a plusieurs chose qui me tiennent à cœur dans une histoire :
D’une part le décor est le personnage principal. Dans Le retour, c’est l’île, le personnage principal. N’en déplaise au peintre qui aurait aimé avoir la vedette. Dans Jamais, c’est cette falaise qui s’effrite. Dans #Nouveau Contact, c’est l’immensité des Highlands et ce monstre qui apparaît dans ce lac où personne ne va.
D’autre part, mes personnages principaux doivent faire partie d’un rayonnage de personnages qui interagissent entre eux. Notamment, pour Doug, je lui ai filé trois femmes dans les pattes, même quatre avec la journaliste. J’avais envie d’avoir des personnages féminins costauds.
Je trouve que ça ne fait pas de mal de sortir un petit peu du personnage masculin principal et de ne pas le faire comme les films hollywoodiens, à savoir juste remplacer un héros par une héroïne. Je ne crois pas aux héros masculins donc je ne vais pas faire semblant de croire aux héros féminins. Mais j’avais envie d’avoir de vrais personnages féminins pour que Doug prenne ses quatre vérités dans la tronche.
Vous parliez du décor, il y a la notice du début qui pose le décor de manière drôle. Ce qui est frappant dans le décor, enfin, dans l’ambiance, c’est le lama. Pourquoi le lama ? On pense qu’il reviendra plus tard, mais non.
Le lama me sert à plusieurs choses. D’abord à parler de cette imagerie révolutionnaire, finalement devenue un produit de consommation (comme les tee-shirt Che Guevara), par un lama qui s’appelle Bolivar, en Écosse... Ensuite, effectivement qu’est-ce qu’il fout là ? Sauf qu’il est très réaliste car l’élevage de lamas se développe en Écosse. Le lama produit plus de laine que le mouton. Ce qui permettait d’introduire une particularité du personnage de Doug : il n’aime pas l’inconnu. Lui aussi, ça le choque de voir un lama en Écosse, il dit : « y a cinq minutes j’étais encore en Écosse ! » et là, il voit un lama et il ne se sent plus en Écosse. Pourquoi penser comme ça ?
Ça flirte avec un point que je reprends un peu plus tard. On voit un jardinier qui dit que ce monstre est une bonne occasion de poser le débat sur les espèces exotiques, sous-entendu d’autant plus douteux qu’il le dit en présence d’un Hindou. Il y a effectivement un discours « tout nature » qui ressemble parfois un peu à un nationalisme : les animaux devraient être « bien de chez nous ».
Alors oui, il y a eu des problèmes, parfois, en important des espèces animales. Il y a un frelon asiatique de temps en temps, mais on a en France, ou n’importe où dans le monde, une flopée d’espèces qui ne sont pas originaires du coin. Il y a de magnifiques caoutchoucs en Espagne, et ce ne sont pas des caoutchouc espagnol. Les frites belges existe grâce aux premières patates importées du Mexique. Et les vignes françaises on survécu au phylloxera en voyageant. On est déjà dans un grand mélange. Je suis toujours assez prudent vis-à-vis des discours hyper-nature, hyper-écolo, qui considèrent que non, il ne faut pas d’espèces étrangères. Comme pour l’être humain, ça ne veut pas dire grand-chose. Et je n’ai pas envie que ces idées s’appliquent à l’être humain. Le métissage, c’est quelque chose que j’ai envie de défendre.
Dans ces trois albums, il y a quelque chose qui ressort, des thèmes communs sur la solitude et sur l’eau, qui ne sont pas forcément une donnée clé de l’histoire, mais une présence dans le récit.
Oui. L’eau, c’est une force. L’eau est ce qu’il y a de plus fort au monde. C’est un matériau qui s’infiltre partout, qui change de forme à volonté, qui se transforme en gaz, qui ne va pas tarder à nous tomber sur la gueule si on continue nos conneries car l’océan va monter et on va avoir un vrai problème. On ne peut pas stopper l’eau ! C’est le cauchemar de tous les plombiers amateurs. Contenir une fuite d’eau, c’est quasiment impossible.
Dans Le retour, c’est une île isolée par l’eau, dans Jamais, c’est une eau qui ronge la falaise. Dans #Nouveau contact, c’est l’eau d’où sort le monstre. L’eau représente cette obligation de l’homme à s’adapter, on ne peut pas lutter, on est obligé de faire avec. C’est une idée importante à l’heure actuelle car aujourd’hui on a tendance à construire des murs pour arrêter les choses mais il y a des choses qui ne s’arrêtent pas avec des murs.
Pour la solitude, c’est vrai aussi : je fais un métier solitaire, je ne suis pas forcément hyper-sociable.
Du coup, oui, je parle de ça, des défauts de la solitude et de cet enfermement du cerveau qui peut être très mauvais pour l’être humain. Mais aussi de ce rapport à l’hyper-société qui me fait, elle aussi, un peu peur. Principalement avec les réseaux sociaux. Ouvrir mon ordinateur et me retrouver à la fenêtre devant le monde entier, c’est pas mon truc.
Cette fenêtre-là, vous la retranscrivez bien à la fin, sur la double page finale.
Ah oui, avec le mur « Twister ».
Mur qui est un mélange de tout ce vers quoi a pu dériver cette histoire. Et sur ce mur, vous faites allusion à Dankala d’Isabelle Sivan. Pourquoi avoir cité ce livre ?
C’est un roman qui a été écrit par Isabelle Sivan, qui n’est autre que Lisa Belvent qui a scénarisé une BD qui s’appelle Le voyage d’Abel, que j’ai dessinée et que l’on a éditée nous-même. Et comme j’ai beaucoup aimé son roman, je voulais lui faire de la pub. Et là, c’était l’idéal, ça me permettait également d’utiliser cette fameuse phrase « Si vous avez aimé..., vous aimerez peut-être... » qui cache des algorithmes à la con qui renvoient toujours vers des livres qui n’ont rien à voir avec ce que vous venez de lire. C’était rigolo d’utiliser ça pour faire un vrai conseil de lecture en parlant d’un livre que j’avais aimé et d’une scénariste avec qui j’avais travaillé. C’était une sorte de renvoi d’ascenseur et aussi l’envie de faire une vraie pub avec une fausse pub.
D’autant que ce livre se passe dans une communauté d’expatriés au sein de laquelle il y a des meurtres mystérieux. Et le moteur de l’histoire va être la réaction de la communauté d’expatriés sur ces meurtres. C’est donc finalement assez proche, dans l’esprit, de #Nouveau contact, même si l’histoire est très différente : il n’y a pas de personnage principal, c’est plutôt la société qui réagit.
Vous expliquiez que l’objectif, à chaque album, c’était de faire le mieux possible. Vous rendez-vous compte après chaque BD de la progression que vous effectuez ?
Non, je ne m’en rends pas forcément compte. Quand je finis un album, je me dis que je n’ai pas réussi à faire ce que je voulais faire et je me lance dans un autre album pour éviter cette frustration. Peut-être qu’avec le recul, je réaliserai un jour que j’ai progressé sur tel ou tel point. Mais j’avance un peu à l’aveuglette.
En dessin, j’ai travaillé beaucoup la technique aux Beaux-arts. La perspective, la morphologie, ça m’a donné un cadre, j’ai appris les règles. Je me disais que pour sortir des règles, il fallait les connaître. Mais finalement, ça m’a créé un carcan pendant assez longtemps. J’ai commencé à le briser assez tard. Au scénario, je fonctionne vraiment à l’intuition. Et je ne sais pas si j’ai envie de changer. J’ai lu récemment un livre de scénarisation pour regarder, au bout de trois albums, comment ça marche. Après avoir pataugé trois fois de suite, peut-être que je peux commencer à intellectualiser ce que j’ai ressenti par moi-même, mais ce n’est pas mon but premier. Je le fais très peu car je ne veux pas m’imposer de règles là-dessus. Je ne cherche pas à atteindre un niveau particulier, et je ne suis pas forcément fan du « story-telling », et de l’idée qu’une histoire doit être toujours construite d’une manière précise. Je bosse en immersion, je me raconte des histoires à moi-même et je décide de les mettre en dessin quand j’ai l’impression de m’être raconté une bonne histoire.
Et je la travaille tout le long de la création de l’album. Par exemple dans #Nouveau Contact, quand je suis arrivé à quinze pages de la fin, j’ai décidé de réécrire les quinze dernières pages, qui n’étaient n’était pas assez dynamique. Je marche au ressenti. Et bien sûr, je peux compter sur Hervé Richez, mon directeur de collection. Il est un excellent « script-doctor », qui m’aide à trouver les failles de mes scénarios.
En parlant de pages, il y a une double page qui plaît beaucoup, très complexe au dessin car elle comporte énormément de personnages, mais très simple et très efficace dans sa construction. Celle où tous les groupes se font face.
Oui, je vois. Cette double page m’a pris des heures. Il y a un paquet de personnages par cases.
Comment vous est venu cette idée de composition, les opposés dans chaque page et le resserrement tout au long de la double planche ?
Si on réfléchit bien, c’est un duel issu d’un western spaghetti mais au lieu de deux personnes face à face, on a des groupes de cinquante personnes. Et en plus, à l’intérieur même de ces groupes, on a des gens qui se rendent compte qu’ils se retrouvent avec leurs opposés, les anti-chasses se retrouvent sur la même case que les pro-chasses, les féministes sur la même case que les catholiques purs et durs. C’était pour casser ce côté affrontement bilatéral des réseaux sociaux, bien et mal, le méchant d’un côté, le gentil de l’autre. Je voulais reprendre cette espèce de lexique mais en faisant comprendre que ce face à face était voué au massacre complet car personne n’est d’accord avec personne. Et même entre eux, les écolos ne sont pas d’accord, les féministes non plus. Je ne crois pas à l’homogénéité des phénomènes de masse.
Je l’ai mis en exergue avec la citation de Brassens : « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons ». Je pense qu’effectivement, l’effet de groupe n’est pas très bon pour la pensée.
Et j’avais besoin de faire un arrêt sur image type western, on comprend dès le début que ça va mal finir.
Il y a une tension et c’est le calme avant la tempête. On s’attend à ce que ça explose dès la page suivante.
Ça explose quelques pages plus tard mais l’idée était que ça explose à un moment ou à un autre. Je me suis servi d’un truc rigolo : un peu plus tôt dans l’album, je me suis moqué d’Anonymous en introduisant le groupe hacktiviste « Incognitus ».
Avec le masque parodique en forme de tête de Groucho Marx ?
Oui. Et dans cette double planche, il y a une case où je mets deux Incognitus avec ce masque de Groucho Marx. L’un avec les anticapitalistes d’extrême gauche, et l’autre avec des partisans de l’empire celte, donc plutôt d’extrême droite ! Sauf qu’ils portent tous les deux le même masque. C’est ce qui me fait marrer avec le principe des Anonymous et compagnie, tu t’identifies à une cause et qu’est-ce qui dit que le mec d’à côté a la même définition de la cause ? C’est tout le problème sur internet.
Moi, je suis pour le féminisme, mais le problème c’est que n’importe qui peut se réclamer du féminisme et donner sa définition. Et pareil pour l’écologie, je suis plutôt écolo dans ma tête mais n’importe qui peut se réclamer de l’écologie et donner sa propre définition. Et là on ne parle plus de la même chose. Les mecs qui s’attaquent à des boucheries, je ne suis plus d’accord avec eux. C’est pas comme ça qu’on va régler le problème. Je trouve délirant cette espèce de plate-forme qui mélange tout. Ça ne fait que décrédibiliser les plus belles causes. Parce que on se retrouve dans tous les cas avec ces espèces d’amalgames, et cette impossibilité de savoir qui est la personne en face, et d’autant plus avec l’anonymat.
Comme en plus les gens se comportent derrière leur écran comme ils se comportent en voiture, et insultent tout le monde en étant persuadés d’être à l’abri, les plus belles causes se finissent en cacophonie. Les phénomènes de masse me faisaient déjà très peur avant, mais aujourd’hui c’est pire, la moindre flash mob me fait fuir.
Et en terme de dessin, vous travaillez en traditionnel, en numérique ?
Cet album-là mélange les deux. J’ai démarré en traditionnel et puis petit à petit, au fur et à mesure du développement du phénomène de masse dans l’histoire, je me suis retrouvé avec tellement de personnages à gérer que je suis passé en numérique. Je ne pouvais pas avoir des planches de 4 mètres par 3 et pour faire les détails il fallait que je puisse zoomer. Tout le crayonné a été fait en traditionnel. Et je suis passé à l’encrage informatique à la moitié de l’album.
Une des choses vraiment appréciable est le travail sur les couleurs. Sur la double planche évoquée plus haut, on le voit bien dans les teintes du ciel.
Je n’utilise pas des couleurs réalistes, j’essaye d’utiliser des ambiances et des lumières. Ce qui veut dire que mes personnages changent de couleur de peau régulièrement. Il n’y a pas de bible avec des couleurs définies pour l’herbe, le ciel, ou la peau... Je travaille des ambiances lumineuses. C’est la lumière qui va donner la couleur.
Oui, ça marche bien, l’ambiance de la scène de la tourbière est vraiment belle, avec cette atmosphère entre jour et nuit, pâle.
Oui, et je voulais aussi pour profiter de cette espèce d’ambiance de films de fantômes car l’Écosse est quand même le pays des fantômes. Ça m’amusait d’utiliser un peu ces trognes d’arbres complètement tordues, ce personnage complètement gris car il a passé la nuit dans la tourbe, ça permettait de faire une ambiance fantastique tout en étant réaliste.
Rebondissons sur ce que vous disiez avant concernant la quantité de personnages. Il y a énormément de figures traversant l’album avec tous ces groupes. Comment avez-vous travaillé ces recherches graphiques ?
Je prends le métro tous les matins donc j’en enregistre quand même pas mal des gueules. Après j’ai plein de petits carnets qui sont remplis de gueules donc je vais piocher un peu là-dedans. Puis je fais plein de crayonnés différents pour essayer de trouver des trognes. Mais pour cet album-là, c’était le défi.
Dès le départ, je savais que ça allait être un trombinoscope. Il fallait que je trouve des gueules à tous les personnages pour faire en sorte que le lecteur ait l’impression de les avoir déjà vus. Il ne fallait pas redessiner quinze fois le même superman avec la mâchoire carrée. Il fallait trouver des gueules qu’on a déjà croisées dans la rue. Et il en fallait facilement deux cent. C’était un petit boulot. C’est un truc que j’aime bien.
Vous travaillez en atelier. Qu’est-ce qui vous avait orienté vers ce choix plutôt que de travailler chez vous ?
Plein de choses. J’ai bossé plus ou moins chez moi à une époque où je bossais dans un squat. Je vivais et travaillais au même endroit. J’ai vu la limite. Tant qu’on est célibataire, c’est bien car je bossais jusqu’à trois heures du matin. Mais quand on veut avoir une vie sociale, amoureuse, familiale, c’est pas mal de séparer l’intime et le professionnel.
Et il y a le problème des loyers sur Paris. L’appartement n’est pas très grand et donc je ne peux pas étaler mon matériel au milieu du salon pour bosser à la maison. Donc j’ai bossé un temps en atelier partagé car je n’avais pas les moyens d’avoir un atelier seul. C’est une chose assez sympa mais mine de rien, j’aime beaucoup la solitude. Maintenant, je bosse seul dans un atelier, sauf qu’il fait 4m². Il y a la place pour le bureau et une chaise. Mais j’aime bien, c’est calme, et dans 4m², il n’y a pas de distraction possible. Et je peux séparer le boulot et la vie quotidienne. J’ai besoin le soir de m’arrêter, d’avoir un sas de décompression le temps de rentrer. Et une fois chez moi, je ne suis plus au boulot, même si j’y pense. Sinon, je suis incapable de m’arrêter.
Si un jour, j’ai un appartement assez grand pour avoir une table à dessin à la maison, ça va être catastrophique. Je peux y passer la nuit, je suis incapable de m’arrêter tant que je n’ai pas fini quelque chose. Et puis maintenant, si j’ai une insomnie, je me force, je me rendors ou je vais caresser le chat mais si j’ai ma table à dessin à côté et si je me lève à deux heures du matin, alors à deux heures et demi, je suis au boulot.
Du coup, nous allons arriver à la dernière question. On parle beaucoup et en même temps pas assez, des conditions de travail des auteurs, surtout avec tous les changements qui arrivent. Comment vous le percevez et comment vous le vivez ?
Je le perçois avec beaucoup d’angoisse comme tous mes collègues. On a un gros problème à l’heure actuelle. On passe d’une politique qui protégeait mal tous les auteurs, à une politique qui va protéger mieux les auteurs qui marchent.
On va avoir une meilleure retraite mais ça veut dire qu’on va avoir beaucoup plus de cotisations. Les auteurs qui ne vivent pas bien vont crever.
Ça arrive dans un univers où règne déjà une paupérisation des auteurs. Il y a 30% des auteurs en dessous du seuil de pauvreté et 50% si on prend uniquement les autrices. On a un donc aussi un déséquilibre entre hommes et femmes, c’est assez effrayant. Et ça risque d’être très très dur, malgré les bonnes intentions de départ. Pour protéger les auteurs qui fonctionnent, on va sacrifier tous les autres.
C’est compliqué, mon premier réflexe c’est de penser à Billie Holiday. Elle a été pauvre une partie de son enfance, elle s’est prostituée et quand elle a commencé à gagner du fric, elle l’a claqué en alcool et en drogue car elle avait un passif vraiment trop lourd. Mais bon, en même temps, ces artistes-là étaient déjà des gens ingérables. Seront-ils plus ou moins ingérables maintenant ? Je ne sais pas.
De toute façon, ce genre d’auteurs, les Van Gogh et compagnie, ce sont des gens difficiles à protéger car ils sont tout le temps en live.
Mais il y a un très très gros problème : si on veut une culture demain, il faut protéger les auteurs qui ne marchent pas aujourd’hui. Parce que protéger les auteurs qui marchent aujourd’hui, c’est très bien mais demain on n’aura plus rien. Les découvreurs, les auteurs qui vont trouver les plus belles nouvelles idées, ils ne vont pas trouver leur public tout de suite, ce n’est pas vrai. Les auteurs qui trouvent leur public tout de suite, ce sont ceux qui fonctionnent sur des choses qui marchent déjà. On est en train de faire un choix de société qui est à mon avis assez dramatique.
Aujourd’hui, je n’ose plus trop ouvrir ma gueule là-dessus car par rapport au gars à l’usine qui risque de perdre son boulot du jour au lendemain et qui gagne super mal sa vie, parce qu’auteur c’est un choix. Si tu te lances là-dedans, tu sais qu’il y a un risque. Donc tu assumes le risque que ça représente d’une certaine façon. C’est vrai que c’est très très dur.
J’ai beaucoup ouvert ma gueule à une époque, j’étais au syndicat des auteurs BD, le SNAC. J’ai passé pas mal d’années à essayer de lutter publiquement sur ces problèmes-là. Aujourd’hui, je suis emmerdé car quand je vois les infirmières dans la rue, je leur trouve plus de légitimité que nous, parce qu’elles sont indispensables. L’éducation, la santé, la justice sont indispensables mais la BD, ce n’est pas indispensable. Oui, d’une certaine façon la culture c’est indispensable mais la culture, elle existe à Cuba, en Afrique, elle existe dans tous les pays qui sont dans la merde... Elle n’a pas forcément besoin qu’on la soutienne. La culture, c’est le street-art, le rap, elle est dans la rue, elle existera même sans soutien.
Si je décide d’être auteur de BD, je sais que je vais galérer mais j’assume. C’est un métier que j’aime, je le ferai autant que je pourrais le faire. La question est à poser aux gens. Vous voulez vraiment voir du Star Wars ou du Cinquante Nuances de Gris uniquement ? Sans dire du mal de l’un ou de l’autre. Le premier, j’ai du plaisir à le voir et l’autre, je ne l’ai pas lu. Mais si vous protégez uniquement les auteurs à succès, vous n’aurez que ça.
On comprend le point soulevé, sur le fait qu’on est moins dispensable qu’une infirmière qui sauve des vies. Mais ne pourrait-on pas se dire, à partir du moment où on exerce un métier, quel qu’il soit, on devrait en vivre décemment ?
Là, on est sur un autre problème. La première partie de mon discours, c’était pour me raisonner car je suis assez colérique. Après, on a un autre problème. Le marché de l’édition fait partie de ce qui est devenu un industrie culturelle, qui créée beaucoup d’argent, donc il y a le problème de la redistribution de l’argent.
Tout ce que j’ai dit au début, c’est dans l’optique, comment dire... Bon, un auteur qui n’a pas trouvé son public ne peut pas demander à gagner de l’argent car d’une certaine façon, oui, malheureusement, ce truc-là est soumis au vote du public.
On ne va pas obliger les gens à lire des livres ou à aimer tel ou tel livre en particulier. On ne va pas les forcer à aimer Soulage avant que Soulage ne devienne un peintre reconnu. Picasso a pris des années pour devenir Picasso et ce n’est pas celui qui s’en sort le plus mal. Van Gogh est mort avant que ça ne lui arrive. On ne peut pas forcer le public, le public de l’époque, à aimer Van Gogh. Van Gogh était en avance, c’était un petit génie, un chieur et un fou. C’est compliqué d’aimer ces gens-là de leur vivant.
Mais on a un autre problème. Il y a une grosse partie des bénéfices qui sont bouffés par les intermédiaires. On se retrouve comme le producteur de carottes ! Finalement, celui qui fait pousser les carottes, c’est celui qui gagne le moins. Ça, on peut en parler. Pour résoudre la problématique des prélèvements pour la retraite, il faudrait parler des prélèvements des éditeurs, qui n’en ont quasiment pas, on pourrait très bien augmenter un peu la part du patron. On pourrait aussi attaquer un peu la part du distributeur, celui qui a les camions qui transporte les livres. C’est le seul acteur de la chaîne du livre qui fait de l’argent sur les livres vendus mais aussi sur les livres qui ne se vendent pas.
Un album part de chez le distributeur pour aller en librairie, il y reste trois mois puis il revient chez le distributeur car il n’a pas été acheté en librairie. Et il part au pilon car ça coûte trop cher de le stocker pendant six mois. Le distributeur a gagné de l’argent sur cet album-là, alors que le libraire, l’éditeur et l’auteur ne gagnent pas d’argent dessus. Ils ne gagnent de l’argent que sur les albums qui se vendent. Donc là, il y a un truc à revoir. Une marge de distribution qu’on pourrait peut-être redistribuer un petit peu. Il y a d’autres problématiques dans cette mécanique, qui n’est pas totalement fair-play.
Quand un album se vautre, on ne peut pas en vouloir au public, ni à l’éditeur. Il n’y a pas de méchants, c’est juste un échec. C’est super dur à vivre, c’est insupportable mais c’est un échec.
C’est aussi très dur d’entendre systématiquement dire que la filière de la BD ne s’est jamais aussi bien portée que cette année, alors que du côté des auteurs, ils sont en train de tomber comme des mouches car il n’y a plus une thune. Oui, ça c’est violent.
On est face à des groupes énormes et on n’a plus de moyen de résister. Il y a soixante, soixante-dix ans, un contrat d’édition, ça faisait deux pages et c’était signé sur le coin d’une table de bistrot. Aujourd’hui, un contrat d’édition, c’est une cession totale de tous les droits de l’auteur pour toute sa vie et 70 ans après sa mort. Et il ne gagne pas forcément plus d’argent que ce qu’il touchait il y a soixante-dix ans... Au contraire, on cède tout, les droits audiovisuels, les droits numériques, les droits papiers, les traductions, pour une somme globale qui se réduit considérablement depuis des années. Et des pourcentages de plus en plus ridicules sur les ventes. Sauf pour quelques rares éditeurs, dont Bamboo, qui a récemment revalorisé les pourcentages de l’ensemble de ses auteurs.
C’est très très dur d’avoir un succès suffisant pour négocier et garder les traductions en telle ou telle langue ou les droits numériques. C’est pratiquement impossible pour un jeune auteur, qui doit céder ses droit pour des clopinettes. Quand on connaît le prix d’une cession de droit pour un film et qu’on se rend compte que nous, dans la BD, on cède ce droit pour rien, on se dit qu’il y a un vrai problème.
Ce qui se passe à l’heure actuelle est donc très compliqué car il y a une volonté de donner un statut social à l’auteur sachant que ce statut social va coûter de l’argent aux auteurs, forcément. Tous les gens qui ont un statut social, ont les cotisations qui vont avec. Mais avec un réel problème de redistribution et de rémunération des auteurs, ces derniers n’auront pas les moyens de régler leurs cotisations. Ça va rayer des noms de la liste et pas forcément les moins bons. Ça va rayer plein de gens dont le boulot est fascinant mais qui sont juste un peu à côté de la mode, un peu à côté de ce qui est dans l’air du temps.
Le problème est aussi d’imposer un statut qui fonctionne sur une forme de régularité des revenus, dans un domaine où la régularité n’existe pas. Vous pouvez galérer pendant 20 ans, puis avoir du succès du jour au lendemain. Quand ça arrive, il faut mettre le plus d’argent possible de côté. Mais après 20 ans de galère, certains ont du mal à gérer. Et le succès n’arrive pas forcément. Ou alors il ne dure pas. La plupart des auteurs doivent travailler jusqu’au bout.
Et à soixante ans, vous commencez à avoir des problèmes qui vous empêchent de dessiner, des problèmes de dos, d’articulation. Si vous n’avez pas mis de côté avant, vous êtes dans la merde. Donc l’idée de pousser les gens à cotiser, c’est intéressant mais encore faut-il pouvoir le faire. Il faut donc un statut qui tienne compte de ces particularités, notamment l’irrégularité des revenus. Et une redistribution juste et équitable des recettes.
Merci beaucoup Bruno Duhamel, d’avoir abordé tous ces sujets, y compris le statut des auteurs.
Le statut des auteurs c’est très important d’en parler. Il est normal que les auteurs récoltent un petit peu. Il y a d’autres coups de gueules en ce moment, d’autres injustices, comme la rémunération des auteurs pendant les dédicaces. C’est un truc important.
Bon, moi aussi, j’aimerais faire partie des romantiques qui se disent : « Quand je fais une dédicace, c’est un cadeau que je fais aux gens ». Je continue à le faire pour les libraires. Mais quand on me demande de me déplacer dans un festival pendant deux ou trois jours et qu’après, j’ai un jour de récupération parce que c’est vraiment fatiguant, donc trois jours pendant lesquels je n’avance pas sur des projets d’albums et ça sans être payé, ça devient ingérable.
D’autant qu’il faut penser aussi que la venue des auteurs génère du trafic pour la ville qui nous reçoit, pour les commerces, les restos, les hôtels, bref, pour plein de gens autour, sauf pour nous ! Alors là, en le voyant sous cet angle, ça pose un problème. Tout ça ne peut pas fonctionner sur le sacrifice des auteurs.
Vous avez raison, c’est important d’en parler.
C’est sur ces propos que nous nous séparons, après cette dernière interview que Bruno Duhamel a donné sur cette journée de rencontre presse. Bientôt, il va partir pour le grand tour de promotion et les séances de dédicaces. Ce qui le réjouit à cette idée, c’est de rencontrer son public et de pouvoir échanger avec lui. En attendant de retourner travailler sur un nouveau projet...
Alors souhaitons à Bruno Duhamel de belles rencontres lors de ces tournées de dédicaces.
Photos : David Neau
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