Le 15 mai 2024
La saveur de Reines va bien au-delà du plaisir que procure tout film de poursuite. Sa beauté est de dynamiter de l’intérieur une intrigue que l’on pense connaître.
- Réalisateur : Yasmine Benkiran
- Acteurs : Nisrin Erradi , Nisrine Benchara, Rayhan Guaran
- Genre : Drame, Road movie
- Nationalité : Français, Belge, Néerlandais, Marocain
- Distributeur : Moonlight Distribution
- Durée : 1h23mn
- Date de sortie : 15 mai 2024
- Festival : Festival de Venise 2022
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– Année de production : 2022
Résumé : Une femme s’évade de prison à Casablanca pour récupérer sa fille confiée à des services sociaux. Elle prend en otage la conductrice d’un camion afin d’échapper à la police. C’est le début d’une longue cavale pour nos protagonistes, qui vont traverser l’Atlas, ses roches rouges, ses vallées en fleurs et finalement rejoindre le grand Sud et l’Atlantique.
Critique : Pour son premier long métrage, la cinéaste oser s’attaquer à un genre très couru du cinéma, et ce dès son origine, tant il est le genre par excellence de l’évasion, à savoir le road movie. L’expression même nous fait pencher du côtés des grands espaces américains, entre chevauchées folles et poursuite endiablées, que ce soit à cheval (les westerns) en Ford Mustang (Dirty Harry de Clint Eastwood), en Harley Davidson (Easy Rider de Dennis Hopper) en bus familial (Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris) ou même en tracteur (Une histoire vraie de David Lynch).
Or ici, nous sommes à des milliers de kilomètres des montagnes Rocheuses, plus exactement au Maroc, dans le sud de l’Atlas.
Le road movie a une logique très simple, il s’agit de prendre la poudre d’escampette le plus vite et le plus loin possible, afin d’échapper à un funeste destin. Et tout le charme de ce genre est de savourer les efforts pathétiques des poursuivants comme les réussites souvent cocasses des poursuivis.
- © 2022 PETIT FILM, MONT FLEURI PRODUCTION, NEED PRODUCTIONS, KEYFILM, DEUXIEME LIGNE FILMS, STUDIO EXCEPTION, RED SEA FILM FESTIVAL FOUNDATION.
Mais la saveur de Reines va bien au-delà du plaisir que procure tout film de poursuite, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord par le choix d’ancrer le récit dans une dimension romanesque et politique : l’enjeu n’est pas uniquement la jouissance de l’interdit libertaire, comme c’est souvent le cas, mais plutôt celui de ne plus mourir à petit feu dans une société profondément inégalitaire et discriminante. En effet, le Maroc contemporain, sous ses dehors modernes, est toujours structuré par un patriarcat qui a la dent dure. Tous les personnages féminins sont pris au piège dans une société qui légitime, à tous les niveaux, la domination. Avec le paradoxe qu’incarne la commissaire Batoul (Jalila Talemsi), car elle doit faire preuve d’un autoritarisme rigide allant jusqu’à effacer ce qui fait d’elle justement une femme. C’est en cela qu’elle est très probablement le personnage le plus dramatique des quatre figures féminines.
L’enfermement est le grand motif du film, qu’il soit carcéral, social ou familial. Lorsque Zineb (magnétique Nisrin Erradi) décide de « kidnapper » sa fille, ce n’est guère un caprice mais un élan de survie. Femme condamnée par le puritanisme ambiant, car mère sans époux, c’est une guerrière au cœur d’artichaut qui se fait plus dure pour survivre. Sa fille, sa « lionne » Inès (solaire Nisrine Benchara) est une enfant pour qui la magie relève du réel, et où tout est signe. Elles doivent absolument quitter Casablanca et Zineb décide de braquer un camion conduit par une jeune femme d’allure adolescente, Asma. Mécanicienne par passion, sans fard ni séduction par choix, elle subit en silence un mariage imposé avec le viol chaque soir, devoir conjugal oblige. Triste et mutique, elle comprend que cette subite captivité est sa planche de salut face à celle qu’elle subit dramatiquement depuis tant d’années.
- © 2022 PETIT FILM, MONT FLEURI PRODUCTION, NEED PRODUCTIONS, KEYFILM, DEUXIEME LIGNE FILMS, STUDIO EXCEPTION, RED SEA FILM FESTIVAL FOUNDATION.
Après la séquence d’exposition des personnages et du conflit de chacune, le film emprunte les chemins de traverse qui vont peut à peu le vampiriser, jusqu’à se laisser dériver vers le fantastique. C’est toute la beauté du film de dynamiter de l’intérieur une intrigue que l’on pense connaître. Or ce qui se joue ici est plus grave qu’il n’y paraît, car en effet, comment continuer à transmettre un monde qui ne cesse d’enfermer chacun et surtout chacune ? Fuir les forces de l’ordre ne mène qu’à une issue, Zineb le sait bien ; et pourtant en mère farouche, elle ne peut que partir le plus loin possible. Tenter de voler quelques jours, quelques moments à ce réel si absurde et si injuste... Or sa fille ne cesse de lui raconter un autre monde possible, celui des signes et des mythes, notamment de Aïcha Kandisha, sorcière mi-ange mi-combattante, à la beauté éblouissante, malgré ses pieds de chèvre. Elle aurait, au XVIe siècle, contribué à combattre les envahisseurs portugais. Sa technique consistait à utiliser ses charmes pour attirer les soldats qui étaient tués par ses complices. Les colonisateurs auraient exécuté toute sa famille ainsi que son fiancé. Choquée, la jeune femme serait devenue folle et aurait erré dans la forêt. L’errance des trois héroïnes ne pouvait que croiser celle certaine de cette femme trahie. Inès tient un carnet où elle dessine ses songes, sa mère Zineb l’écoute sans vraiment la croire, contrairement à la jeune épousée Asma. Comme Tim Burton avant elle avec son film Big Fish, ou plus proche de nous avec Par-delà les montagnes du cinéaste tunisien Mohamed Ben Attia, Yasmine Benkiran a recours au mythe pour contraindre le réel à se taire, dans une volonté quasi existentielle. Avec une beauté élégiaque de la nature, source vibrante de tous les mondes possibles encore inexplorées. La croyance en ces mondes devient acte de résistance mais aussi de résilience lorsqu’il y va de nos vies. Savoir enfin accepter de ne pas tout savoir, comprendre que voir ne relève pas simplement du regard, que l’invisible est profondément vivant et présent, qu’il n’y a plus à avoir peur mais à commencer à déposer les armes (politique, social, économique) pour construire un autre état du monde, plus sensible aux puissances de vies. Alors si ces Reines sont si démunies et pourchassées, elles n’en sont pas moins sublimes dans leur intransigeante innocence.
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