Le 1er février 2018
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Comme en témoigne le hors-série de la mythique revue (À Suivre), sorti en 1981, la question des liens entre polar et BD est ancienne. Le polar a très tôt été investi par le médium bande dessinée, si bien quaujourd’hui, bon nombre de chefs-d’oeuvre du Neuvième Art appartiennent à ce genre. Quelles sont les principales caractéristiques du polar en bande dessinée ? Passage en revue, en toute subjectivité, de quelques polars qui ont fait date.
Couverture du hors-série polar de la revue (À Suivre), 1981. Dessin de Jacques Tardi
On utilise fréquemment l’expression familière "polar" pour désigner un roman policier. Le polar se fonde sur une intrigue et sa résolution, cette dernière passant par la recherche de preuves pour résoudre un crime ou un délit. L’enquêteur peut être policier, détective privé ou citoyen lambda. Comme toute littérature de genre, le polar dispose de codes, qui sont autant d’invariants attendus par le lecteur dans ce type de récits : le crime (ou le délit), le mobile, le coupable, la victime, le mode opératoire, l’enquête.
Le polar constitue un élément central de notre culture populaire depuis le XIXe siècle. Sherlock Holmes en est la première grande figure littéraire, avant que le genre n’investisse le cinéma, les pulps et la bande dessinée, autant de média populaires.
L’appellation "polar" regroupe toutefois des sous-genres variés, qui se retrouvent aussi bien dans le roman, le cinéma que dans la BD. En voici une liste non-exhaustive :
- Le polar noir
- Le polar de science-fiction
- Le polar destiné à la jeunesse
- Le polar historique
- Le thriller, à la frontière du polar
- Le polar d’espionnage
Polar et bande dessinée entretiennent des liens fructueux depuis le début du XXe siècle. Il faut dire qu’à cette époque, ces types d’ouvrages sont deux littératures populaires dotées d’une faible légitimité, et sont tous deux liés à la presse. Polar et BD sont marqués par la sérialité, à savoir l’éternel retour des mêmes personnages. L’une des principales caractéristiques du polar se retrouve ainsi naturellement transposée en bande dessinée. La capacité de la bande dessinée à offrir aux récits une force visuelle par le dessin correspond parfaitement à la nécessité du polar de créer une ambiance particulière autour du récit. Autant de caractéristiques qui ont permis des liens féconds entre un genre immédiatement populaire et un médium visuels.
Polar et bande dessinée : des liens anciens, des récits multiples
Couverture du premier volume de l’intégrale de Dick Tracy, parue chez Futuropolis dans les années 1980
Les premiers polars en bande dessinée naissent aux États-Unis dans le contexte anxiogène des années 1930. Le premier polar en bande dessinée, Dick Tracy , naît en 1931 de l’imagination de Chester Gould, qui crée ce personnage pour le Detroit Mirror. Détective intelligent, Dick Tracy s’oppose à différents bandits et autres gangsters dans les pages du journal. Dick Tracy est l’une des premiers comics à introduire de la violence.
Couverture du magazine Détective Comics, 1939, qui voit la première apparition de Batman, opposé à des malfrats placés au premier plan - ©DC Comics
Les premières aventures de justiciers masqués s’inscrivent également dans le genre du polar. Parmi eux figure Batman, crée par Bob Kane en 1939 pour Detective Comics. Le justicier traque les malfaiteurs dans un environnement urbain rongé par le crime. L’autre grande figure est le Spirit de Will Eisner, détective privé dans le civil et qui revêt son masque pour lutter contre le crime, utilisant toute son ingéniosité, avec l’appui d’un commissaire de police. Les aventures du Spirit figurent dans les suppléments dominicaux de plusieurs journaux à partir de 1940.
Couverture de l’Ombre sans corps, 1970, de la série Tif et Tondu - ©Dupuis / Tillieux
Dans l’espace franco-belge, les premiers polars naissent dans des périodiques de bande dessinée destinées à la jeunesse, à l’instar de Spirou et de Tintin. La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse exerce une censure drastique sur ces publications, interdisant toute apologie du crime et de la violence. Les récits en ressortent édulcorés. Cette censure vise entre autres à lutter contre les illustrés américains, si bien qu’en dépit de leur ancienneté, le Spirit et Dick Tracy arriveront très tardivement en France. Les premiers polars franco-belge sont donc d’abord destinés à la jeunesse. Citons notamment Tif et Tondu , qui paraît dans Spirou à partir de 1938 (le premier album sort en 1954), Ric Hochet , né dans Tintin en 1955 ou encore Gil Jourdan , crée par Maurice Tillieux en 1956. En France, les premiers polars noirs sont contemporains du développement d’une bande dessinée destinée aux adultes, et s’inscrivent dans un registre proche de ce que propose Fleuve Noir en littérature. Ainsi Alack Sinner (Munoz et Sampayo) est publié dans les colonnes de Charlie Mensuel puis d’(À Suivre), quand Tardi adapte avec brio dans ce dernier journal les aventures de Nestor Burma . Les années 1970-1980 constituent un tournant dans le développement du polar pour la bande dessinée franco-belge.
Nous pouvons distinguer deux grands types de polars en bande dessinée : les adaptations de romans et les récits originaux.
Couverture du roman Fatale, paru en 1977, par Jacques Tardi
En effet, nombreux sont les titres de polars en bande dessinée qui sont des adaptations de romans à succès. Les plus fameux sont certainement les adaptations par Jacques Tardi des romans de Léo Malet (avec la série Nestor Burma) et de Jean-Patrick Manchette (Le Petit bleu de la côte ouest, La position du tireur couché). Ces adaptations s’inscrivent dans la veine du polar noir, et ont ouvert la voie à de nouveaux types de récits. Amateur du genre, Jacques Tardi a également dessiné des couvertures de romans policiers, comme Fatale, de Manchette, publié en 1977.
Couverture de la première bande dessinée du Poulpe, parue chez 6 pieds sous Terre
Dans un tout autre genre, la série « Le Poulpe », constituée de près de 300 romans écrits aussi bien par des maîtres du polar que par des amateurs, a connu une adaptation en bande dessinée. Ces ouvrages constituent autant de variations autour d’un même thème, puisque l’auteur change à chaque ouvrage, introduisant des ruptures de tons et d’ambiance d’une aventure à l’autre.
Couverture de Nuits de fureur, roman de Thompson adapté par Miles Hyman et Matz en bande dessinée - ©Casterman/Rivages Noir
Les adaptations passent également par des initiatives éditoriales, comme en témoigne l’association entre Casterman et Rivages Noir pour la publication de bandes dessinées adaptées de grands romans noirs, dans le but de toucher un autre public. Ainsi Le dahlia noir de James Ellroy et Nuits de fureur de Jim Thompson, pour ne citer qu’eux, ont été adaptés par Miles Hyman et Matz. La collection comporte une vingtaine de titres avec des signatures d’auteurs reconnus (Baru, Loustal, etc).
Couverture de La grande menace, de Jacques Martin, appartenant à la saga Lefranc - ©Casterman/J.Martin
Les polars en bande dessinée peuvent également être des récits originaux. Ceux-ci sont soit des séries exclusivement dédiées au polar comme Blacksad, Ric Hochet ou Alack Sinner, soit des incursions dans le genre au sein de sagas qui ont d’autres enjeux, comme L’affaire du collier (Blake et Mortimer) ou La grande menace (Lefranc), récit d’espionnage très classique qui fait partie des principaux succès de Jacques Martin. Nombreux sont également les one-shot dédiés au polar, le dernier grand succès critique en date étant Zaï zaï zaï zaï de Fabcaro, un court récit absurde et très bien construit autour d’une course poursuite effrénée.
Polars en bande dessinée : une identité singulière
Le polar en bande dessinée se distingue généralement par des univers graphiques bien affirmés et immédiatement reconnaissable. La patte du dessinateur compte pour beaucoup dans le succès d’un polar en bande dessinée. Pour concevoir une ambiance, le dessinateur a le choix entre la couleur et le noir et blanc, ce dernier choix ayant fréquemment la préférence des auteurs de polar noir, les dégradés de gris étant particulièrement adaptés pour fabriquer une ambiance sombre. Mise en perspective à travers quelques planches.
Planche de Brouillard au Pont de Tolbiac, Jacques Tardi d’après Léo Malet, 1982 - ©Casterman/Tardi
Dans Brouillard au ton de Tolbiac (Nestor Burma, 1982), Jacques Tardi utilise des dégradés de gris pour peindre le Paris des années cinquante, avec ses pavés, ses immeubles haussmaniens et ses personnages en imperméables sous une pluie drue. Tardi excelle dans la reconstitution d’atmosphères froides et poisseuses. Dans cette planche, le sens de la pluie crée un effet champ / contre-champ qui offre une dynamique au récit.
Planche du Der des Der, de Jacques Tardi d’après Daenincks, 1997 - ©Casterman/Tardi
Dans cette autre planche tirée de l’incipit du Der des Ders, Tardi présente Eugène Varlot, ancien combattant devenu détective dans le Paris de 1920. On y retrouve trois thèmes chers à l’auteur : Paris, la Première Guerre Mondiale et le récit noir. Les réminiscences de la guerre par Varlot sont pour Tardi l’occasion d’introduire dans le dessin un propos très politique, associant d’une case sur l’autre moutons et soldats franchissant la même voie à deux moments différents. Le dessinateur fait passer son message sait briser la cohérence du récit, montrant ainsi que le polar peut s’avérer propice à l’évocation de sujets de société.
Première planche de Flic ou privé, Munoz et Sampayo, 1983 ©Casterman/Munoz-Sampayo
Dans Flic ou privé (Alack Sinner, 1983), Munoz et Sampayo reprennent les codes du polar américain : Sinner, flic désabusé devenu « privé », mène ses enquêtes dans les bas-fonds de New-York. Alack Sinner est l’archétype de l’enquêteur de polar noir : bourru, il traîne dans des bars douteux, fume, consomme de l’alcool et dispose d’un certain sens de la répartie, le tout dans une atmosphère lugubre que dépeignent fort bien les auteurs dans la première case qui montre une poubelle pleine, l’humidité figurée par le sol trempé et les accessoires des passants (parapluie, écharpe), renforcé par la froideur de l’ensemble.
La bande dessinée ne se contente pas d’offrir au polar un univers graphique percutant. Elle offre également un éclairage nouveau au genre, qui se traduit des potentialités narratives qui enrichissent des récits qui diffèrent ainsi de la littérature et du cinéma.
Will Eisner, planche extraite du Spirit - ©Eisner/Futuropolis pour la version française
Cet enrichissement passe par la capacité d’investir le lecteur à travers le découpage de la planche, comme en témoigne cette planche célèbre du Spirit, qui figure l’arrivée d’Octopus dans une pièce noire. Le découpage suit les mouvements de la lampe torche du malfrat, mettant en lumière autant d’indices de ce qui s’est passé précédemment. Mis à la place d’Octopus, le lecteur découvre en même temps que lui la stratégie du héros, qui se découvre dans la dernière case de la planche. La science du découpage d’Eisner offre un suspens au lecteur.
Cases tirées d’Artic Nation (Blacksad, T.3) où l’ours polaire fait la morale à John Blacksad et à son acolyte Weekly, journaliste figuré par une fouine
L’utilisation du zoomorphisme, classique dans la bande dessinée, offre à Blacksad une atmosphère particulière. Dans cette série, les personnages sont des animaux anthropomorphes, dont le caractère et les capacités physiques correspondent à leur définition animale. Benoît Sokal a également eu recours à cette stratégie dans Canardo, un canard détective qui a officié de longues années dans (À Suivre).
Couverture du dernier Nestor Burma par Emmanuel Moynot, sorti fin 2017 chez Casterman - ©Casterman/Moynot, d’après Malet
La bande dessinée a créé ou contribué à populariser des figures iconiques de polar. Dans l’espace américain, Dick Tracy et Batman sont devenues des figures à part entière de la culture populaire. En France, XIII et Largo Winch, tous deux scénarisés par Jean Van Hamme, appartiennent tous deux au sous-genre du thriller et sont devenus des personnages populaires de la fin du XXe siècle au fil de leurs aventures. D’autres personnages nés dans des pages de romans poursuivent leur existence en albums, comme c’est le cas de Nestor Burma, né de l’imagination de Léo Malet - aujourd’hui décédé -, investi en bande dessinée par Tardi, qui a laissé la main à Emmanuel Moynot. Les scénarios constituent désormais des récits originaux, en démontre le 11e tome de la série, L’homme au sang bleu, sorti en novembre 2017 chez Casterman.
Quelques polars majeurs à travers le monde
Pour finir cet état des lieux, voici une courte et subjective sélection de quelques polars en bande dessinée choisis en dehors de l’espace franco-belge. Genre universel, le polar a investi tous les continents, y compris en bande dessinée.
De l’autre côté de l’Atlantique, rendons hommage à deux ouvrages de deux grands noms de la création contemporains, Alan Moore et Franck Miller, qui ont chacun offert un polar majuscule.
Planche de From Hell, d’Alan Moore et Eddie Campbelle, ©Delcourt pour la traduction française. On remarque l’importance des hachures dans le dessin et le découpage qui renforce la sensation de promiscuité dans les premières cases.
From Hell (Moore au scénario, Campbell au dessin) dissèque l’affaire Jack L’Éventreur dans un récit morbide mais magistral tant sur le plan graphique - avec l’omniprésence des hachures et un dessin qui retranscrit parfaitement les bas-fonds du Londres victorien - que narratif, avec la volonté de développer la théorie de Steven Knight sur l’identité de l’assassin. Ce chef d’œuvre long de quelques 500 pages comprend bon nombre de notes très éclairantes en fin de volume.
Couverture de la nouvelle intégrale de Sin City parue chez Rackham
Sin City de Frank Miller plonge quant à lui dans les bas-fonds d’une Amérique corrompue, dans la droite ligne du roman noir américain qui dépeint une ville corrompue sale, immorale dans lesquels œuvres de personnages violents et tourmentés, sur fond de prostitution, meurtres et trafics divers. La ville constitue le personnage central de ces sept volumes qui développent plusieurs intrigues dont les personnages se recoupent parfois. Miller est en roue libre, puisqu’il conserve dans ces récits publiés chez Dark Horse Comics aux États-Unis l’ensemble des droits sur sa création. Les éditions Rackham viennent de rééditer en intégrale cette œuvre magistrale.
Couverture du premier tome de Monster, version déluge, paru chez Kana.
Au Japon, Naoki Urasawa fait office sans contestation possible de maître dans l’art du récit à suspens. Chez d’oeuvre d’Urasawa, Monster met en scène le docteur Tenma, jeune et brillant neurochirurgien de Dusseldorf (Allemagne) d’origine japonaise, dont la vie bascule toutefois le jour où il refuse de donner en priorité les soins au maire de la ville, préférant opérer un garçon blessé d’une balle dans la tête après l’assassinat de ses parents. Si le garçon s’en sort, le maire décède, provoquant la furie du directeur de l’hôpital… retrouvé mort quelques temps plus tard. Suspecté par la police, Tenma découvre que l’assassin n’est autre que le garçon qu’il a sauvé. S’en suit une enquête haletante en forme de course poursuite, Tenma poursuivant cet étrange enfant, alors qu’il est lui-même chassé par un commissaire persuadé de sa culpabilité.
Couverture de Commissaire Kouamé - ©Gallimard/Abouet-Mary
Du côté de l’Afrique, Marguerite Abouet et Donatien Mary nous emmènent à Abidjan dans Commissaire Kouamé, un polar humoristique loin des ambiances oppressantes des précédents titres. Kouamé est chargé de mener une enquête discrète après l’assassinat dans un hôtel de passe d’un célèbre magistrat. Le dessin vif et haut en couleur profite à un récit dynamique et plein d’allégresse, qui confirme le talent d’Abouet, auteure de l’excellent Aya de Yopougon.
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