Le 1er mai 2015
- Scénariste : HERGE>
- Série : Aventures de Tintin (Les)
- Genre : Aventure
- Editeur : Casterman
Une non-aventure en huis-clos à Moulinsart, ou la consécration du génie d’Hergé.
Tintin et le capitaine Haddock sont paisiblement en train de se reposer de leurs aventures effrénées dans le château de Moulinsart, propriété du capitaine Haddock depuis la découverte du trésor de Rackham le Rouge, quand soudain, c’est le drame : la chanteuse Bianca Castafiore, cataclysme ambulant, cauchemar du capitaine, annonce son arrivée imminente, pour se ressourcer quelques temps à la campagne. La panique gagne le brave marin, qui, en tentant de fuir, tombe dans l’escalier, à cause de la marche cassée que le marbrier mettra tout l’album à daigner venir réparer. Bloqués au château, Tintin, le capitaine et tous les autres personnages récurrents de l’univers d’Hergé sont obligés de subir la présence de cette grosse bonne femme, seule présence féminine dans Tintin, que l’auteur a voulue inculte, sans-gêne, vulgaire et passablement stupide. C’est la curée pour les journalistes, qui assiègent le château dans le but de recueillir une interview de la diva. C’est lors d’une interview télévisée que le fait divers donnant son nom à l’album intervient : le plus beau bijou de la Castafiore disparait mystérieusement !!!! Heureusement, les Dupondt s’emparent de l’enquête, mais, malgré leur diligence, le crime reste insoluble, jusqu’à ce que Tintin, dans un éclair de génie, trouve la solution : l’émeraude a été dérobée par une pie !!!
Ce genre d’affirmation sonne comme un stéréotype pour biographies bon marché, mais, force est de constater qu’en 1963, Hergé est au sommet de son art. Les accusations de racisme, de colonialisme primaire et de collaboration avec l’occupant allemand sont loin derrière lui. Ne reste que son oeuvre, universelle, qu’il réalise bardé d’une horde d’assistants dévoués, et qui acquiert de plus en plus de profondeur au fur et à mesure du temps qui passe. En effet il est couramment admis, c’est même devenu un slogan publicitaire, que Tintin se destine à tout le monde, de 7 à 77 ans, mais un lecteur de 7 ans préférera sans doutes le diptyque du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge, aventures au premier degré, dépaysantes, axées sur une thématique chère à la littérature d’aventures, la quête sans cesse revisitée depuis Stevenson et son Ile au Trésor du trésor de pirates. Les Bijoux de la Castafiore, en revanche, est un album étrange, plus destiné à un public adulte, et qui constitue une rupture dans l’oeuvre d’Hergé, comme en témoigne, fait sans précédent, l’attitude du héros sur la couverture : Tintin prend ici directement le lecteur à parti, et, doigt sur la bouche, avec un air de connivence, semble signifier au lecteur qu’il va, dans cet album, tout voir, tout savoir, tout comprendre, mais qu’il ne doit pas en souffler mot aux protagonistes de l’histoire, un peu comme Guignol mettant les enfants dans la confidence au théâtre. De fait, nous sommes ici face à un pur vaudeville, émaillé de malentendus, de fausses pistes, le tout dans le cadre d’un huis clos : les protagonistes ne quittent pas le château de Moulinsart, qui se mue en scène de théâtre. Hergé, auréolé de gloire, peut se permettre de livrer un album sans réelle action, centré sur l’observation des personnages, dont il creuse profondément la psychologie. Ces personnages ne sont plus des acteurs, des héros sans âme (dans le cas de Tintin, figure lisse dans laquelle le lecteur peut s’identifier), mais deviennent des jouets entre les mains de l’auteur, marionnettiste diabolique qui s’amuse ici à leur enlever leur part de mythe. Pour la première fois, Tintin, héros inoxydable, connait la peur, caché dans le grenier du château. Le capitaine Haddock, vieux loup de mer irascible bloqué dans le plâtre par une marche d’escalier défectueuse, se plait à jouer les châtelains au milieu de la tempête médiatique suscitée par la présence de Bianca Castafiore, diva insupportable suintante de prétention et à l’ignorance criante, suscitant malgré tout une inexplicable vénération. Le professeur Tournesol, savant débonnaire et un tantinet distrait à qui l’on doit tout de même la conquête de la Lune quinze ans avant l’équipée de Neil Armstrong, se pique désormais de botanique dans ce qui ressemble à une retraite prématurée, tout en nourrissant des sentiments inavouables vis à vis de la chanteuse en villégiature au château. Seuls les Dupondt, ahuris notoires bouffis d’incompétence, restent fidèles à eux même en accusant tour à tour, sans la moindre preuve, tous les membres de la maisonnée du vol du joyau. Il ne se passe rien ici : pas d’aventures exotiques dans de lointains pays, pas de trésor mystérieux à retrouver, pas d’innocents à sauver d’un sort funeste, juste un exaltant jeu de dupes autour d’une intrigue au final inexistante, autour de laquelle se multiplient les fausses pistes. Dans ce huis clos, Hergé démonte son univers habituellement bien réglé en enfermant des personnages qu’il a passé tant d’années à camper et à rendre vivants aux yeux des lecteurs dans le château, et en les confrontant à la mesquinerie du quotidien et des faux-semblants. C’est en quelque sorte les « coulisses » des « vraies » aventures de Tintin. On ne peut pas être un héros de papier en permanence. Tintin a lui aussi ses moments de faiblesse, ses temps morts, ce qui lui confère une humanité qu’il ne possédait pas auparavant. Hergé en profite également pour essayer de régler ses comptes avec les soupçons de racisme nés avec Tintin au Congo, en établissant à la fin de l’album l’innocence des tziganes, coupables tout désignés par les certitudes imbéciles des Dupondt. Il brocarde également avec férocité les médias, dont il est lui même une victime grâce au succès de son oeuvre. En résumé, Tintin a beau être une bande dessinée destinée à tous, de 7 à 77 ans, c’est avec Les Bijoux de la Castafiore, à placer au même rang que Tintin au Tibet, chef-d’oeuvre d’introspection, qu’Hergé fait accéder son personnage fétiche à l’age adulte, donnant par la même occasion au monde une oeuvre universelle et immortelle.
Les illustrations sont reproduites avec l’aimable autorisation des éditions Casterman.
Galerie photos
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