Les morsures de la chair
Le 30 janvier 2014
Un diptyque obscurément lumineux et d’une rare cohérence dont l’héroïne sacrifiée incarne le furieux désespoir.
- Réalisateur : Lars von Trier
- Acteurs : Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgård, Jamie Bell, Shia LaBeouf, Stacy Martin
- Genre : Drame, Érotique
- Nationalité : Danois
- Durée : 2h04mn
- Âge : Interdit aux moins de 16 ans
- Date de sortie : 29 janvier 2014
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Un second volet d’une noirceur qui ne souffre aucune concession, et qui ébranle encore un peu plus notre foi en l’Homme. Lars Von Trier à son meilleur.
L’argument : La folle et poétique histoire du parcours érotique d’une femme, de sa naissance jusqu’à l’âge de 50 ans, racontée par le personnage principal, Joe, qui s’est autodiagnostiquée nymphomane. Par une froide soirée d’hiver, le vieux et charmant célibataire Seligman découvre Joe dans une ruelle, rouée de coups. Après l’avoir ramenée chez lui, il soigne ses blessures et l’interroge sur sa vie. Seligman écoute intensément Joe lui raconter en huit chapitres successifs le récit de sa vie aux multiples ramifications et facettes, riche en associations et en incidents de parcours.
Notre avis : Pour la suite des tragiques aventures de sa muse nymphomane, Lars Von Trier reprend l’histoire là où il l’avait laissée, soit au moment charnière où le plaisir s’en est allé, laissant la jeune Joe fraîchement mariée dans un désespoir abyssal. Dès lors, ce qui s’esquissait à la fin d’une première partie dont l’immense scène d’hymne à l’amour apparaissait comme un bonheur si ce n’est factice tout du moins temporaire, apparaît comme évident : la perte de la sensation lance un engrenage malsain voire maladif qui passe inévitablement par la dégradation physique du corps en souffrance. Plus sombre, plus violent, plus viscéral aussi, ce second volet, malgré quelques inclusions d’humour cocasse – la scène de sandwich en apparence sordide où deux noirs au membre gargantuesque se disputent les « trous » d’une Gainsbourg dépassée par les événements surprend par son ton décalé et grand-guignolesque- montre enfin le vrai visage d’un cinéaste mu par un nihilisme absolu qui s’applique depuis des années à nous faire éprouver au plus profond de notre for intérieur les expériences limites et pathétiques de ses personnages. Après une première partie qui tranchait radicalement avec le désespoir irradiant le brillant Melancholia, l’espoir d’un avenir meilleur et d’une restauration de l’estime de soi s’éloigne au fur et à mesure que l’histoire se déroule. Génial et machiavélique marionnettiste, le réalisateur entraîne son héroïne dans une spirale infernale avec une précision d’orfèvre jusqu’à un final plutôt inattendu qui vient mettre un point final à son travail de sape.
- "Nymphomaniac" : Charlotte Gainsbourg alias Joe
- © Christian Geisnaes
Mais alors que le film aurait pu verser dans le scabreux et le misérabilisme chronique, Von Trier a eu l’intelligence de garder la forme du conte pour présenter son propos, effectuant par là-même un décalage salvateur entre une réalité indéniable -une femme confesse ce qu’elle pense être ses péchés à un homme- et une réalité retranscrite et possiblement en partie fantasmée. Nous apprenons d’ailleurs que Joe choisit le titre de ses chapitres en fonction d’éléments réels présents dans la chambre, preuve s’il y en a d’une contamination du champ narratif par des éléments extérieurs. Coupable aux yeux d’une Église vue comme garante de l’ordre moral depuis l’apparition de ses désirs charnels, la femme fautive effectue un vrai parcours du supplicié, d’abord assimilée à la putain de Babylone puis au Christ lui-même. Le cinéaste file la métaphore jusqu’à amener son personnage dans la salle d’attente d’un « hôpital » d’un genre particulier où un tortionnaire adepte des nœuds de sang et du coup de fouet -bluffant Jamie Bell- offre un simulacre de plaisir retrouvé à des femmes apathiques et brisées par la vie attendant le délicieux châtiment de cet archange du mal. C’est dans ces expériences de déchéance et d’asservissement du corps, dans les meurtrissures même de la chair, que Lars Von Trier semble le plus à l’aise, comme si les mots servaient seulement à illustrer la sensation mais ne permettaient en aucun cas de la comprendre, à l’image d’un Seligman dont les perpétuelles digressions montrent bien que sa nécessaire théorisation de confessions qui lui sont totalement étrangères empêche toute forme d’empathie et bien entendu de jouissance. Ainsi, la rencontre du professeur ascète et athée dans sa cellule monastique pourrait potentiellement permettre une rédemption ou plutôt une paix de l’âme de la pécheresse, mais le fossé entre les deux inconnus est trop large pour être franchi malgré leur dénominateur commun : la solitude.
- "Nymphomaniac" : Charlotte Gainsbourg
- © Christian Geisnaes
Après la phase de honte où la recherche d’une punition est la seule manière d’accepter une existence qu’elle juge elle-même contre-nature, Joe se rebelle contre l’ordre établi et s’affirme enfin en tant que femme à part entière en faisant de son addiction une arme contre l’autorité masculine. Amazone vengeresse rendant coup pour coup, ce qu’elle cherchait à refouler s’avère être sa seule chance de survie dans un monde en déliquescence où la perversion, quelle qu’elle soit, est l’apanage de tout un chacun. L’homme est un loup pour l’homme, et pour lui-même, esclave de ses désirs et de ses pulsions, qui , même enfouies, peuvent ressortir à tout moment. Après la boule de feu qui détruisit la terre dans Melancholia, faisant du microcosme dépressif de Kirsten Dunst un macrocosme universel, Lars Von Trier n’en a pas fini de disséquer l’âme humaine, par nature malade, ressuscitant une dernière fois cette humanité condamnée à vivre avec elle-même dans une damnation perpétuelle. Voici Nymphomaniac, ou la lente agonie d’une femme condamnée à une tristesse infinie.
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