Le 5 mai 2021
La logorrhée hypnotique de la narratrice nous emporte dans l’Irlande des Troubles et la grisaille ambiante, où l’anonymat de chaque être peut être perçu comme une volonté de rendre ce récit universel.
- Auteur : Anna Burns
- Editeur : Joëlle Losfeld
- Genre : Roman
- Traducteur : Jakuta Alikavazovic
- Prix : Man Booker Prize
- Titre original : Milkman
- Date de sortie : 11 février 2021
- Plus d'informations : Le site de l’éditeur
L'a lu
Veut le lire
Résumé : Bien que se déroulant dans une ville anonyme, Milkman s’inspire de la période des Troubles dans les années soixante-dix, qui ensanglanta la province britannique durant trente années. Dans ce roman écrit à la première personne, une jeune fille, non nommée, excepté par le qualificatif de « sœur du milieu » - grande lectrice qui lit en marchant, ce qui attise la méfiance -, fait tout ce qu’elle peut pour empêcher sa mère de découvrir celui qui est son « peut-être-petit-ami », ainsi que pour cacher à tous qu’elle a croisé le chemin de Milkman, qui la poursuit de ses assiduités. Mais quand son beau-frère se rend compte avant tout le monde de tous les efforts qu’elle fait et que la rumeur se met à enfler, sœur du milieu devient « intéressante ». C’est bien la dernière chose qu’elle ait jamais désirée. Devenir intéressante, c’est attirer les regards, et cela peut être dangereux. Car Milkman est un récit fait de commérages, d’indiscrétions et de cancans, de silence, du refus d’entendre, et du harcèlement.
Critique : « Sœur du milieu » habite dans un village dont le nom est tu, vit aux côtés de proches dont l’identité se résume à leur place dans sa famille, dans son entourage – proches par le sang, loin par l’esprit, aussi loin que « le pays de l’autre côté de l’eau ». Toutes ces périphrases hachent le récit, ou plutôt allongent les phrases que la ponctuation coupe, brise, rend bizarrement rythmées. Anna Burns plonge le lecteur dans l’Irlande des Troubles, en plein cœur du conflit entre unionistes et nationalistes, dans les années 1970. Les pensées de sa narratrice tourbillonnent, hallucinées, sans répit, brouillées par les rumeurs qui enflent sur son compte.
Elle serait la maîtresse de « laitier », pas un vrai laitier, mais un « renonçant », un rebelle, un homme respectable dans son district, mais déjà marié. Pourtant, elle ne lui a jamais adressé un mot, ou si peu, s’est contentée de détourner les yeux et de passer son chemin lorsqu’il a croisé sa route. Sa présence la perturbe, lui fait perdre sa place déjà instable dans la communauté régie par une stricte hiérarchie et des lois absurdes, qui le deviennent encore plus lorsqu’il s’agit des femmes. Le catholicisme orthodoxement respecté par cette société miniature empèse les mouvements de chacune, aggrave le fourmillement des commérages dangereux. Ce harcèlement ne peut être qualifié comme tel à l’époque, et chaque formulation, chaque explication de la situation imaginée par la protagoniste se retourne contre elle.
Ainsi, Milkman est bien davantage féministe et humain que politique, historique qu’engagé, pointant du doigt l’irrationnel de ce conflit, perçu par une jeune femme distante et sans avis, là parce que le destin le veut – comme tous ceux qui gravitent autour d’elle, semble-t-il.
Comme si les mots de l’auteure, traduits par Jakuta Alikavazovic, acquéraient un pouvoir performatif, le lecteur se sent englué dans le texte, a du mal à avancer, alourdi par le poids des phrases, leur longueur fragmentée, la lenteur de l’action. Cette ambivalence entre rythme grammatical effréné et avancement alangui est l’une des singularités de ce récit fort et profondément immersif. La grisaille ambiante enveloppe les pages, les personnages anonymes virevoltent pernicieusement autour de « sœur du milieu » qui menace de perdre pied, vacillant sous les coups bas de ce microcosme où tout est différent, où tout est espionné, recensé, analysé. L’atmosphère a quelque chose de sinistre mais, ici et là, des couleurs explosent sur la page - un coucher de soleil chamarré réveille l’âme de l’héroïne, épiphanie qui vient bouleverser son état et fait grandir son inquiétude, point de bascule de son existence paisible et anonyme ; ses chtites sœurs dansent, taches bigarrées dans la rue cendrée.
352 pages - 22 €
150 x 220 mm
La chronique vous a plu ? Achetez l'œuvre chez nos partenaires !
Galerie photos
Votre avis
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
aVoir-aLire.com, dont le contenu est produit bénévolement par une association culturelle à but non lucratif, respecte les droits d’auteur et s’est toujours engagé à être rigoureux sur ce point, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos sont utilisées à des fins illustratives et non dans un but d’exploitation commerciale. Après plusieurs décennies d’existence, des dizaines de milliers d’articles, et une évolution de notre équipe de rédacteurs, mais aussi des droits sur certains clichés repris sur notre plateforme, nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur - anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe. Ayez la gentillesse de contacter Frédéric Michel, rédacteur en chef, si certaines photographies ne sont pas ou ne sont plus utilisables, si les crédits doivent être modifiés ou ajoutés. Nous nous engageons à retirer toutes photos litigieuses. Merci pour votre compréhension.